Les libres propos d’Alain Sanders
Cambodge-Thaïlande : un cessez-le-feu de circonstance et une rivalité multiséculaire
Cette année-là, avec Bernard Antony, nous avions débarqué à Bangkok, en Thaïlande. Avec un programme très chargé : visites des camps de réfugiés cambodgiens rescapés de l’enfer khmer rouge et rebelles aux occupants vietnamiens ; contact avec les résistants Karens de Birmanie ; contacts avec les maquisards anticommunistes lao et hmong ; contacts avec les Khmers Sereï (les Khmers libres) de Son Sann ; rencontres avec les leaders de la droite thaïlandaise…
Nous avions rejoint, sous une pluie de mousson torrentielle, Aranyaprathet, à la frontière Est thaïlandaise. A vue de Poïtet, au Cambodge. Là où se déroule aujourd’hui ce qui ressemble à une vraie guerre. Sur cette frontière, fermée à l’époque comme elle l’est de nouveau depuis une semaine, nous avions séjourné à Site-II, l’un des camps de réfugiés vietnamiens, cambodgiens, laotiens, hmongs (méos), installé en territoire thaïlandais, un camp régulièrement « allumé » par les Viets de Hanoï alors maîtres absolus du Cambodge. Et aussi au camp de Phanat-Nikhom où croupissaient des milliers de land people. Ces camps, installés à la frontière thaïlandaise donc, étaient sous la surveillance du pays d’accueil et de ses soldats thaïs. Qui se payaient largement sur les malheureux qui n’avaient pourtant rien de rien, sinon leurs filles à la merci des soudards thaïlandais. Nous avions alors compris qu’entre les Cambodgiens et les Thaïlandais les rapports étaient exécrables. Depuis des siècles.
Les Français, qui entendent vaguement parler d’« affrontements » entre Phnom Pen et Bangkok, n’ont sans doute qu’une notion vague et approximative de cette rivalité multiséculaire qui oppose les deux peuples. Et qui se rallume à la première occasion.
Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, le Siam, devenu « Thaïlande » après la prise de pouvoir du maréchal Phibun Songgram en 1933, va mener une politique expansionniste très agressive (en tous points comparable à celle menée des siècles auparavant par l’empire siam). Selon la doctrine panthaïe qui prône le rattachement à Bangkok de tous les territoires limitrophes peuplés de Siamois (ou supposés tels).
Le 12 juin 1940, la Thaïlande avait signé des accords de non-agression avec la France, l’Angleterre et le Japon. Ces accords à peine passés, la Thaïlande, avertie de la défaite de l’armée française en métropole, les avait dénoncés et déclarés nuls et non avenus.
Soutenu par les Japonais, le dictateur Phibun Songgram va exiger que lui soient livrés le Cambodge et le Laos, deux protectorats français. Et pas des « colonies » comme disent les incultes. Rappelons au passage, à l’intention des mêmes incultes (médiatiques en l’occurrence), qui écrivent que les récents affrontements entre le Cambodge et la Thaïlande seraient imputables à la frontière tracée par la France en 1907, que sans la protection de la France dans ces zones, les Siamois auraient inexorablement envahi et occupé le Cambodge et le Laos, mettant les populations de ces deux protectorats sous leur joug.
Pour se faire la main, au début de l’année 1941, les Thaïlandais attaquent nos troupes aux frontières laotiennes et cambodgiennes. Le 16 janvier, c’est l’offensive générale. Du côté thaïlandais, 60 000 hommes et 300 000 en réserve. Côté français, 50 000 hommes dont 12 000 Européens. C’est donc sur mer que l’amiral Decoux, gouverneur général de l’Indochine, va monter une opération navale. Malgré, là encore, une disproportion des forces.
A Koh Chang (prononcer «Ko Tiangue »), à l’est du golfe du Siam, le 17 janvier, ce sera pourtant une victoire éclatante (la seule victoire navale de la France durant la Seconde Guerre mondiale). Pour ceux qui voudraient aller plus loin, et comprendre ce qui se joue encore aujourd’hui entre le Cambodge et la Thaïlande, je conseille l’essai d’Éric Miné, Kho Chang, la victoire perdue (Soukha Editions).
Fin juillet, après une semaine de combats sur leur frontière commune (longue de 800 km), Bangkok et Phnom Pen ont signé une sorte de cessez-le-feu. Qui ne tiendra pas au-delà du mois d’août. C’est une vraie guerre qui s’est mise en marche, avec des avions de combat, des chars, de l’artillerie lourde, l’engagement de troupes au sol. Malgré cet « accord » signé en Malaisie le 28 juillet dernier, pour amorcer une « désescalade », la loi martiale est maintenue en Thaïlande (dans les provinces frontalières). Des dizaines de milliers de Thaïlandais ont été évacués des zones de combat, comme l’ont été des dizaines de milliers de Cambodgiens du côté opposé.
En 2008-2011, des violences avaient éclaté de façon sporadique, déjà du côté du temple de Preah Vihear situé – et tout le problème est là – au Cambodge. Ce temple, vestige de l’empire khmer, est revendiqué par les Thaïlandais nostalgiques de l’empire du Siam. Bangkok conteste une bande de terrain de 4,6 km2 autour du sanctuaire. Perdre cette zone reviendrait à perdre un point de surveillance stratégique sur la frontière nord-est (et une manne touristique non-négligeable).
Le cessez-le-feu signé en Malaisie prévoit une réunion centrale du Comité général des frontières à partir du 4 août. Rendez-vous dans un siècle ou deux…
Alain Sanders