Les libres
propos d'Alain Sanders
Pour le
centenaire de Jean Raspail, une biographie bourlingueuse de Philippe
Hemsen : Jean Raspail, aventurier de l'ailleurs (Albin
Michel)
En 2022,
Philippe Hemsen, un raspalien (bien que Raspail eût récusé cet étiquetage lui
qui a interdit la création, après sa mort, d'une éventuelle « Association des amis de Jean
Raspail ») de l'espèce amoureuse, publiait chez Albin Michel un recueil de
textes de l'auteur du Jeu du roi sous le titre de Petits éloges de
l'ailleurs : articles de presse, récits de voyages, critiques
littéraires, réflexions, souvent épars et méconnus.
A l'occasion
du centenaire de la naissance de Raspail (1925-2020), il propose une biographie
(la première), Jean Raspail, aventurier de l'ailleurs, qui aurait
enchanté l'auteur de En canot sur les chemins d'eau du roi. Car tout
commence par une aventure et un exploit sportif jamais répétés à ce jour.
En 1949, Jean
Raspail a 23 ans. Et un rêve : descendre – en canoë – de Trois-Rivières,
au Québec, jusqu'à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane. Via les Grands
Lacs et le Mississippi. Ils étaient quatre sur ces chemins d'eau. Dans deux
canoës : le Huard (équipage Jean Raspail et Philippe Andrieu) et le
Griffon (équipage Yves Kerbendeau et Jacques Boucharlat). Nom de
l'opération : « Mission Marquette ». Tout cela, qui doit déjà
beaucoup à l'onirisme raspalien, demande quelques explications.
Le nom des
canoës d'abord. Huard : c'était le nom du canot d'un vieux coureur
de bois, Moïse Cadorette, et le nom du plongeon d'un des oiseaux emblématiques
du Canada (au printemps, son vol indique le nord). Griffon : nom du
galion – un bateau de quarante-cinq tonneaux – que Cavelier de La Salle lança
en amont du Niagara. Emblématique lui aussi : ce fut le premier vaisseau à
naviguer sur les Grands Lacs en battant pavillon du roi de France.
Mission
Marquette : référence – et révérence – bien sûr au missionnaire
français Jacques Marquette (1637-1675) arrivé au Canada (notre Canada à
l'époque) en 1666. Avec le commerçant Louis Joliet, il avait entrepris en 1673
une expédition qui l'amena à la découverte du Mississippi qu'il descendit
jusqu'à son confluent, l'Arkansas.
Belle idée et
grand défi : partir sur ses traces et ne rien manquer de ce qui pouvait
rappeler l'épopée de cette « Robe noire » (c'est ainsi que les
Amérindiens appelaient les jésuites). Du Raspail encore : un montreur de
rêves, pétri d'amours, de fidélités, de piété filiale. Des milliers de
kilomètres sur deux esquifs à la fortune de lacs grands comme des mers, de
rapides meurtriers, de fleuves démesurés. Pour avoir naguère traversé le seul
lac Wakinacongué en Mauricie (Québec) et m'être retourné avec armes et bagages
dans des eaux noires comme le péché, je reste encore estomaqué de ce périple de
plusieurs semaines dans un univers hostile et compliqué.
Philippe
Hemsen ne manque pas de souligner l'intérêt que Raspail portait aux Amérindiens
(on disait les Peaux-Rouges de mon temps...) auxquels il a consacré deux livres
et des reportages pour « Connaissance du monde ». La seule évocation
de leurs noms l'enchantait : les Ouatouiais, les Biloxis, les Kaskasias,
les Péorias, les Missouris, les Osages, les Cahokias, tous ceux-là qui
s'étaient engagés aux côtés des Français contre les Anglais. Raspail : « Pour
la première fois de leur histoire, les Indiens se donnèrent un drapeau. C'était
l'étendard fleurdelysé d'or des rois de France que les colporteurs bois-brûlés,
ces métis admirables de Français et d'Indiens, distribuaient aux tribus ».
Sudiste de
cœur et d'esprit, il évoquait avec une même affection les Cherokees, les
Chikasaws, les Choctaws, les Creeks, les Osages, les Séminoles, qui s'étaient
battus sous le drapeau confédéré adorné de la croix de Saint-André. Les
Cherokees – qui avaient leur propre drapeau (j'en ai un dans mon bureau) avec
l'inscription Cherokees Braves – eurent un général amérindien, Stand
Watie, qui continua de se battre plusieurs semaines après que Lee se fût rendu.
Quand Raspail
racontait l’opéra de notre monde, dans ces moments d’amitié et de confiance
autour de liqueurs écossaises entre rêve et réalité, on était dans Au cœur
des ténèbres, dans Fitzcaraldo, dans Aguire. Et les noms
chantaient qui jalonnaient notre Amérique : Bourbon-Sainte-Geneviève,
Prairie du Rocher, La Nouvelle-Chartres, La Rivière-aux-Vases, Belle-Fontaine,
Cap Cinq-Hommes, L'Isle-aux-Ails, La Saline, Cabaret...
Au long de
cette descente du « Père des Eaux », l'éternel Mississippi, Raspail
prendra possession d'un îlot grand comme un terrain de tennis. Il va le
baptiser « Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle ». Il n'a pas choisi ce
patronage au hasard : Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, au coin de la rue du
même nom et de la rue de la Lune, dans le IIe arrondissement de Paris, était sa
paroisse d'adoption. Des scouts y avaient leur local au 12, rue de la Lune. Et
Raspail fut leur chef de troupe pendant trois ans, jusqu'en 1947. Philippe
Hemsen nous dit tout de cette période formatrice (il y consacre de belles
pages) qui explique, elle aussi, elle surtout peut-être, Raspail.
A noter – et
ce n'est pas rien – que cette église conserve la chasuble que revêtit, le 21
janvier 1793, dans la prison du Temple, l'abbé Edgeworth de Firmont, prêtre
insermenté irlandais, pour célébrer la dernière messe de Louis XVI. Raspail
aimait à raconter cette histoire. Et la tentative du baron de Batz et de cinq
gentilshommes (ils y laissèrent leur vie) pour arracher le roi aux dix mille
soldats mobilisés sur le parcours et autour de l'échafaud... « J'ai
toujours eu la tête farcie, disait-il, de nobles aventures périmées, les
croisades, le roi-lépreux adolescent se faisant porter en litière au plus fort
de la bataille, les chevaliers au siège de Malte, la mort de Montcalm, M'sieur
de Charette, les saints-cyriens en gants blancs, le Père de Foucauld, le Prince
Eric... » Il ajoutait :
–
Quand les convictions tournent à vide parce
qu'on est débordé de toutes parts et qu'on ne distingue plus aucun moyen de les
voir un jour s'imposer, il faut les habiller d'attitudes tranchées. Cela est un
jeu.
Toux ceux qui
ont gardé l'esprit d'enfance (les autres ne nous intéressent pas) le
savent : il n'est rien de plus sérieux qu'un jeu. Baisser les bras ?
Et que dirait Jacques de Chambly, officier du roi, qui avec vingt soldats à
mousquet, des coureurs de bois et une cinquantaine de Hurons, résista jusqu'au
bout à une nuée d'Anglais et d'Iroquois dans un fort qui porte aujourd'hui son
nom ? Et que dirait Madeleine de Verchères, 14 ans, qui en 1692, avec ses
frères Pierre et Alexandre (12 et 8 ans), un vieux domestique, deux soldats de
la milice (qui se carapateront) et trois femmes, sauvera le fortin assiégé par
les Iroquois pendant que son père, un ancien du régiment de Carignan, était à
Montréal ? Et que penseraient les héros de L'Ile bleue, ce roman
fondateur dont Philippe Hemsen souligne avec justesse l'importance dans
l'imaginaire raspalien ?
Raspail savait
tout ça par cœur. Et mieux : avec le cœur. Où qu'il ait voyagé, il
n'était jamais « de passage ». Il était un descendant, un héritier,
un fils. Un homme qui, toute sa vie se sera souvenu des Hommes. Et d'abord des
plus menacés dans leur identité et leur survie.
Jean-Baptiste
Perrault, coureur de bois, voyageur et marchand pour la Compagnie du
Nord-Ouest, écrivit dans son journal : « Les sauvages m'avaient donné
le nom d'écrivain, ce qu'ils ont coutume de faire à tous ceux qu'ils voient
écrire ». Raspail écrivain, mais à égalité, comme il a demandé que ce fût
inscrit sur sa tombe, explorateur.
Il convient
encore de lui donner les titres de passeur de rêves et de passeur d'âmes. Ce
nautonier, ce nocher, cet engagé du Grand Portage, n'aura jamais cessé
de nous raconter de belles histoires pour nous consoler d'un temps où l'on ne
sait plus rien des héros de la Plus Grande France. Paradis perdus, paradis
retrouvés, longues et lentes litanies de ces fortins laissés outre-Atlantique par
les nôtres comme les pierres du Petit Poucet : Fort Saint-Charles, Fort
Maurepas, Fort La Reine, Fort Dauphin, Fort La Corne. Longues et lentes
litanies de ces harkis du Nouveau Monde eux aussi abandonnés : Nez-Percés,
Gros-Ventres, Corbeaux, Cris, Cœurs d'Alène...
Mais qui se
souviendra des Hommes quand il n'y aura même plus sept cavaliers braves pour
quitter la ville au crépuscule par la porte de l'ouest qui n'était pas
gardée ? Peut-être, après nous, grâce à Raspail et à son biographe,
Philippe Hemsen, pétri de piété filiale, nos enfants, nos petits-enfants et les
enfants de nos petits-enfants...
Alain Sanders
Pour le
centenaire :
–
Réalisé par les Patagons du Cercle de l'Inutile,
avec François Tulli à la manœuvre, un superbe volume avec toutes les éditions
des livres de Raspail (depuis Terre de feu, Alaska en 1952). Des photos
inédites, une bibliographie établie de la main même de Raspail, des recensions
multiples, le « jeu du roi » en images, etc. A commander à :
François Tulli, Chancellerie de Patagonie, 20, avenue de Lowëndal, 75015 Paris.
Trois
rééditions :
Bienvenue
honorables visiteurs (paru chez Julliard, en 1958, sous le titre Le Vent
des pins). Magistralement illustré par Emma La Maôve. Editions Les Sept Cavaliers.
Les
royaumes de Borée (Albin Michel).
Armand de
La Rouërie, l' «autre héros » des deux nations (Dualpha Editions,
BP 20045, 53120 Gorron).