vendredi 23 mai 2025

Les libres propos d'Alain Sanders

 


Les libres propos d'Alain Sanders

Pour le centenaire de Jean Raspail, une biographie bourlingueuse de Philippe Hemsen : Jean Raspail, aventurier de l'ailleurs (Albin Michel)  

En 2022, Philippe Hemsen, un raspalien (bien que Raspail eût récusé cet étiquetage lui qui a interdit la création, après sa mort, d'une éventuelle  « Association des amis de Jean Raspail ») de l'espèce amoureuse, publiait chez Albin Michel un recueil de textes de l'auteur du Jeu du roi sous le titre de Petits éloges de l'ailleurs : articles de presse, récits de voyages, critiques littéraires, réflexions, souvent épars et méconnus.

A l'occasion du centenaire de la naissance de Raspail (1925-2020), il propose une biographie (la première), Jean Raspail, aventurier de l'ailleurs, qui aurait enchanté l'auteur de En canot sur les chemins d'eau du roi. Car tout commence par une aventure et un exploit sportif jamais répétés à ce jour.

En 1949, Jean Raspail a 23 ans. Et un rêve : descendre – en canoë – de Trois-Rivières, au Québec, jusqu'à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane. Via les Grands Lacs et le Mississippi. Ils étaient quatre sur ces chemins d'eau. Dans deux canoës : le Huard (équipage Jean Raspail et Philippe Andrieu) et le Griffon (équipage Yves Kerbendeau et Jacques Boucharlat). Nom de l'opération : « Mission Marquette ». Tout cela, qui doit déjà beaucoup à l'onirisme raspalien, demande quelques explications.

Le nom des canoës d'abord. Huard : c'était le nom du canot d'un vieux coureur de bois, Moïse Cadorette, et le nom du plongeon d'un des oiseaux emblématiques du Canada (au printemps, son vol indique le nord). Griffon : nom du galion – un bateau de quarante-cinq tonneaux – que Cavelier de La Salle lança en amont du Niagara. Emblématique lui aussi : ce fut le premier vaisseau à naviguer sur les Grands Lacs en battant pavillon du roi de France.

Mission Marquette : référence – et révérence – bien sûr au missionnaire français Jacques Marquette (1637-1675) arrivé au Canada (notre Canada à l'époque) en 1666. Avec le commerçant Louis Joliet, il avait entrepris en 1673 une expédition qui l'amena à la découverte du Mississippi qu'il descendit jusqu'à son confluent, l'Arkansas.

Belle idée et grand défi : partir sur ses traces et ne rien manquer de ce qui pouvait rappeler l'épopée de cette « Robe noire » (c'est ainsi que les Amérindiens appelaient les jésuites). Du Raspail encore : un montreur de rêves, pétri d'amours, de fidélités, de piété filiale. Des milliers de kilomètres sur deux esquifs à la fortune de lacs grands comme des mers, de rapides meurtriers, de fleuves démesurés. Pour avoir naguère traversé le seul lac Wakinacongué en Mauricie (Québec) et m'être retourné avec armes et bagages dans des eaux noires comme le péché, je reste encore estomaqué de ce périple de plusieurs semaines dans un univers hostile et compliqué.

Philippe Hemsen ne manque pas de souligner l'intérêt que Raspail portait aux Amérindiens (on disait les Peaux-Rouges de mon temps...) auxquels il a consacré deux livres et des reportages pour « Connaissance du monde ». La seule évocation de leurs noms l'enchantait : les Ouatouiais, les Biloxis, les Kaskasias, les Péorias, les Missouris, les Osages, les Cahokias, tous ceux-là qui s'étaient engagés aux côtés des Français contre les Anglais. Raspail : « Pour la première fois de leur histoire, les Indiens se donnèrent un drapeau. C'était l'étendard fleurdelysé d'or des rois de France que les colporteurs bois-brûlés, ces métis admirables de Français et d'Indiens, distribuaient aux tribus ».

Sudiste de cœur et d'esprit, il évoquait avec une même affection les Cherokees, les Chikasaws, les Choctaws, les Creeks, les Osages, les Séminoles, qui s'étaient battus sous le drapeau confédéré adorné de la croix de Saint-André. Les Cherokees – qui avaient leur propre drapeau (j'en ai un dans mon bureau) avec l'inscription Cherokees Braves – eurent un général amérindien, Stand Watie, qui continua de se battre plusieurs semaines après que Lee se fût rendu.

Quand Raspail racontait l’opéra de notre monde, dans ces moments d’amitié et de confiance autour de liqueurs écossaises entre rêve et réalité, on était dans Au cœur des ténèbres, dans Fitzcaraldo, dans Aguire. Et les noms chantaient qui jalonnaient notre Amérique : Bourbon-Sainte-Geneviève, Prairie du Rocher, La Nouvelle-Chartres, La Rivière-aux-Vases, Belle-Fontaine, Cap Cinq-Hommes, L'Isle-aux-Ails, La Saline, Cabaret...

Au long de cette descente du « Père des Eaux », l'éternel Mississippi, Raspail prendra possession d'un îlot grand comme un terrain de tennis. Il va le baptiser « Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle ». Il n'a pas choisi ce patronage au hasard : Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, au coin de la rue du même nom et de la rue de la Lune, dans le IIe arrondissement de Paris, était sa paroisse d'adoption. Des scouts y avaient leur local au 12, rue de la Lune. Et Raspail fut leur chef de troupe pendant trois ans, jusqu'en 1947. Philippe Hemsen nous dit tout de cette période formatrice (il y consacre de belles pages) qui explique, elle aussi, elle surtout peut-être, Raspail.

A noter – et ce n'est pas rien – que cette église conserve la chasuble que revêtit, le 21 janvier 1793, dans la prison du Temple, l'abbé Edgeworth de Firmont, prêtre insermenté irlandais, pour célébrer la dernière messe de Louis XVI. Raspail aimait à raconter cette histoire. Et la tentative du baron de Batz et de cinq gentilshommes (ils y laissèrent leur vie) pour arracher le roi aux dix mille soldats mobilisés sur le parcours et autour de l'échafaud... « J'ai toujours eu la tête farcie, disait-il, de nobles aventures périmées, les croisades, le roi-lépreux adolescent se faisant porter en litière au plus fort de la bataille, les chevaliers au siège de Malte, la mort de Montcalm, M'sieur de Charette, les saints-cyriens en gants blancs, le Père de Foucauld, le Prince Eric... » Il ajoutait :

        Quand les convictions tournent à vide parce qu'on est débordé de toutes parts et qu'on ne distingue plus aucun moyen de les voir un jour s'imposer, il faut les habiller d'attitudes tranchées. Cela est un jeu.

Toux ceux qui ont gardé l'esprit d'enfance (les autres ne nous intéressent pas) le savent : il n'est rien de plus sérieux qu'un jeu. Baisser les bras ? Et que dirait Jacques de Chambly, officier du roi, qui avec vingt soldats à mousquet, des coureurs de bois et une cinquantaine de Hurons, résista jusqu'au bout à une nuée d'Anglais et d'Iroquois dans un fort qui porte aujourd'hui son nom ? Et que dirait Madeleine de Verchères, 14 ans, qui en 1692, avec ses frères Pierre et Alexandre (12 et 8 ans), un vieux domestique, deux soldats de la milice (qui se carapateront) et trois femmes, sauvera le fortin assiégé par les Iroquois pendant que son père, un ancien du régiment de Carignan, était à Montréal ? Et que penseraient les héros de L'Ile bleue, ce roman fondateur dont Philippe Hemsen souligne avec justesse l'importance dans l'imaginaire raspalien ?

Raspail savait tout ça par cœur. Et mieux : avec le cœur. Où qu'il ait voyagé, il n'était jamais « de passage ». Il était un descendant, un héritier, un fils. Un homme qui, toute sa vie se sera souvenu des Hommes. Et d'abord des plus menacés dans leur identité et leur survie.

Jean-Baptiste Perrault, coureur de bois, voyageur et marchand pour la Compagnie du Nord-Ouest, écrivit dans son journal : « Les sauvages m'avaient donné le nom d'écrivain, ce qu'ils ont coutume de faire à tous ceux qu'ils voient écrire ». Raspail écrivain, mais à égalité, comme il a demandé que ce fût inscrit sur sa tombe, explorateur.

Il convient encore de lui donner les titres de passeur de rêves et de passeur d'âmes. Ce nautonier, ce nocher, cet engagé du Grand Portage, n'aura jamais cessé de nous raconter de belles histoires pour nous consoler d'un temps où l'on ne sait plus rien des héros de la Plus Grande France. Paradis perdus, paradis retrouvés, longues et lentes litanies de ces fortins laissés outre-Atlantique par les nôtres comme les pierres du Petit Poucet : Fort Saint-Charles, Fort Maurepas, Fort La Reine, Fort Dauphin, Fort La Corne. Longues et lentes litanies de ces harkis du Nouveau Monde eux aussi abandonnés : Nez-Percés, Gros-Ventres, Corbeaux, Cris, Cœurs d'Alène...

Mais qui se souviendra des Hommes quand il n'y aura même plus sept cavaliers braves pour quitter la ville au crépuscule par la porte de l'ouest qui n'était pas gardée ? Peut-être, après nous, grâce à Raspail et à son biographe, Philippe Hemsen, pétri de piété filiale, nos enfants, nos petits-enfants et les enfants de nos petits-enfants...

Alain Sanders

Pour le centenaire :

        Réalisé par les Patagons du Cercle de l'Inutile, avec François Tulli à la manœuvre, un superbe volume avec toutes les éditions des livres de Raspail (depuis Terre de feu, Alaska en 1952). Des photos inédites, une bibliographie établie de la main même de Raspail, des recensions multiples, le « jeu du roi » en images, etc. A commander à : François Tulli, Chancellerie de Patagonie, 20, avenue de Lowëndal, 75015 Paris.

Trois rééditions :

Bienvenue honorables visiteurs (paru chez Julliard, en 1958, sous le titre Le Vent des pins). Magistralement illustré par Emma La Maôve. Editions Les Sept Cavaliers.

Les royaumes de Borée (Albin Michel).

Armand de La Rouërie, l' «autre héros » des deux nations (Dualpha Editions, BP 20045, 53120 Gorron).