mercredi 16 avril 2025

Les libres propos d’Alain Sanders

 


Notre mémoire : avril 1975, des Cambodgiens anticommunistes livrés aux Khmers rouges (salués par Le Monde et Libération comme des « libérateurs ») par l’ambassade de France…

 

 

Le 17 avril 1975, les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh. Une arrivée ainsi saluée par Le Monde : « Phnom Penh en liesse accueille ses libérateurs »… Des libérateurs qui, dans les années qui vont suivre, vont tuer plus de deux millions de Cambodgiens. Cela, c’est une partie de l’histoire. L’autre, et celle qui nous intéresse directement, c’est de rappeler comment l’ambassade de France, sur ordre du Quai d’Orsay – et donc du gouvernement de l’époque – livra aux Khmers rouges, manu militari, de hauts responsables cambodgiens anticommunistes qui croyaient avoir trouvé refuge en ses murs.

Et les textes – les télégrammes diplomatiques échangés entre l’ambassadeur de France, Jean Dyrac (qui sera décoré par Giscard d’Estaing pour sa soumission aux ordres), et le Quai d’Orsay – sont là pour le dire. Dans toute la sécheresse des mots qui ne sont que l’expression de la sécheresse de cœur.

Le 17 avril (12 h 45), Dyrac annonce au Quai d’Orsay, en ces termes, que le président de l’Assemblée nationale cambodgienne, Ung Boun Hor, a « forcé l’entrée de l’ambassade de France » :

« II a excipé du droit d’asile pour la protection immédiate de sa vie. Avec l’assistance des gardes de sécurité, j’ai tenté, mais en vain, de le refouler (sic). Il est actuellement maintenu sous notre contrôle dans un de nos locaux. Par ailleurs, le prince Sirik Matak a cherché à me joindre par communication téléphonique pour obtenir également le droit d’asile. Je serais reconnaissant au département de bien vouloir me faire savoir d’extrême urgence la conduite à adopter à leur égard dans l’hypothèse où les nouvelles autorités demanderaient à ce que ces personnalités leur soient livrées ».

Cinq minutes plus tard (12 h 50), le même jour, nouveau télégramme de Dyrac :

« Le prince Sirik Matak a réussi à pénétrer dans l’enceinte de notre ambassade en franchissant les grilles, avec deux de ses gardes du corps en tenue civile. »

Réponse (à 14 h 09) du Quai d’Orsay pour qui, apparemment, il n’est pas question d’accorder le droit d’asile à ces hommes directement menacés de mort :

« Ils leur restent dès lors à apprécier (sic) s’il n’est pas de leur intérêt (resic) à chercher refuge en un autre lieu et de quitter en tout état de cause rapidement le territoire de notre établissement. »

On est là dans l’hypocrisie totale, certes, mais encore enrobée de vaseline diplomatique.

Le lendemain (18 avril, 15 h 18), Dyrac indique au Quai d’Orsay que ses contacts avec les Khmers rouges ont été, d’une « cordialité, réservée » même si lesdits Khmers rouges apprécient que le gouvernement français ait reconnu leur légitimité. Mais ils exigent de pouvoir « visiter » l’ambassade. Dyrac semble s’y plier : « Ce à quoi nous leur avons répondu par la promesse (sic) d’établir dans les trois jours la liste de toutes les personnes présentes [dans l’ambassade]. »

Le même jour (18 avril, 15 h 28), Dyrac envoie ce télégramme au Quai d’Orsay :

« Suite ultimatum de la délégation du comité de la ville, je me trouve dans l’obligation, afin d’assurer la sauvegarde de nos compatriotes, de faire figurer sur la liste des personnes présentes dans l’ambassade : 1) le prince Sirik Matak et deux de ses officiers ; 2) la princesse Mont Manivong, d’origine laotienne (troisième épouse du prince Sihanouk), sa fille, son gendre et petits-enfants ; 3) M. Ung Boun Hor, président de l’Assemblée nationale ; 4) M. Loeung Nal, ministre de la Santé. Sauf ordre exprès et immédiat du département m’enjoignant d’accorder l’asile politique, je devrai, dans un délai qui ne pourra excéder 24 heures, livrer le nom de ces personnalités. »

Message reçu cinq sur cinq par le Quai d’Orsay qui, à 18 h 10, écrit à Dyrac :

« Vous voudrez bien établir la liste nominative des ressortissants cambodgiens qui se trouvent dans les locaux de l’ambassade, afin d’être prêt à communiquer cette liste à l’expiration du délai [un ultimatum, en fait] qui vous est fixé. »

Le 20 avril (11 h 55), nouveau télégramme de Dyrac :

« Après intervention de ma part, le comité de la ville a autorisé les ressortissants cambodgiens qui s’étaient réfugiés dans notre ambassade à en sortir librement (sic), à l’exception des personnalités de l’ancien régime. Ces derniers feront partie d’un autre groupe. »

À 13 h 26, ce même 20 avril, le ministère français des Affaires étrangères écrit à Dyrac :

« Veuillez préciser conditions départ envisagées pour groupe personnalités ancien régime. »

À 14 h 44, Dyrac précise. À sa façon :

« Le prince Sirik Matak et les personnalités citées en référence se sont présentés de façon très digne [mensonge absolu : ils ont été livrés manu militari à leurs bourreaux] cet après-midi à un comité non identifié (Funk ou ALN) venu les accueillir (sic) en Jeep devant les grilles de l’ambassade. »

Rappelons les faits. Le 18 avril, en fin d’après-midi, un officier khmer rouge se présente, avec un groupe d’hommes lourdement armés, devant l’ambassade de France. Pour exiger, en des termes où l’arrogance le dispute à la menace, que les responsables de l’ancien régime lui soient livrés dès le lendemain matin. La version officielle sera que Jean Dyrac négociera avec les personnalités réfugiées dans l’ambassade de France un départ sans histoire. Proposition à laquelle lesdites personnalités auraient consenti…

Le docteur Carlos, directeur d’une maternité à Phnom Penh et réfugié dans l’ambassade, contredit cette version mensongère :

– Ils ne se faisaient en tout cas aucune illusion sur leur sort, car M. Ung Boun Hor [président de l’Assemblée nationale cambodgienne] m’a demandé d’embrasser son épouse, de lui dire qu’il l’aimait et qu’il allait mourir.

Curieusement, l’ethnologue François Bizot, auteur d’un ouvrage sur le sujet en 2003, Le Portail, et qui servait alors d’interprète entre les Khmers rouges et l’ambassade de France, donne une autre version :

– Je ne me souviens de rien qui puisse faire penser que les gendarmes [français] aient forcé ce monsieur [Ung Boun Hor] à sortir de, l’ambassade.

Le même, d’ailleurs, tend à exonérer l’ambassadeur Dyrac de son attitude :

– Il faut bien comprendre que là M. Dyrac avait à faire face à un véritable ultimatum, dont les conséquences pour la communauté, des étrangers réfugiés dans le campus pouvaient, en cas de refus, être catastrophiques.

Le 19 avril, à l’heure dite, l’officier khmer rouge et ses hommes se présentent, avec une Jeep et un camion, pour prendre livraison des personnalités – une douzaine de personnes – de l’ancien régime.

Si le prince Sirik Matak et la princesse Manivong semblent être sortis sans difficulté de l’ambassade pour prendre place dans la Jeep, il n’en ira pas de même pour Ung Boun Hor. Le consul de France de l’époque explique qu’« il a fallu le soutenir brièvement en raison de son état de faiblesse. » Et il précisera :

– À un moment donné, il s’est mis à genoux, et lorsque je lui ai donné l’assurance que Sirik Matak avait pris place dans la Jeep, il est monté sans trop de difficultés dans un camion. En tout état de cause, il n’a subi aucune contrainte.

Version mensongère, encore, comme le prouve une photo publiée dans Newsweek du 19 mai 1975. On y voit Ung Boun Hor empoigné par deux gendarmes français en civil et littéralement tiré vers la sortie.

On a aussi le témoignage très précis de Christopher Hudson dans son livre, La Déchirure, paru en 1985 aux Presses de la Cité. Lui dit, de manière très précise, qu’Ung Boun Hor, accompagné de sa fille, se serait mis à courir, dans un état de panique totale, pour aller se réfugier dans une Citroën garée dans l’ambassade de France et qu’il en avait été tiré de force : « Le malheureux fut traîné hors de la voiture et à demi porté jusqu’au portail [de l’ambassade] par les gendarmes. »

Témoignage corroboré par le docteur Étienne Pagie qui confirme l’expulsion en force ;

– Malheureusement, oui, dans la mesure où M. Ung Boun Hor refusait de monter dans le camion-benne posté, à l’extérieur de l’ambassade… Je me souviens pertinemment que ce sont les deux gendarmes français, sous la menace des armes des Khmers rouges, qui devenaient de plus en plus nerveux, qui l’ont forcé à monter dans le camion.

L’un de ces deux gendarmes, Pierre Couillon, n’a rien oublié, de cette ignominie accomplie sur ordre:

– J’étais un simple exécutant. Il [Ung Boun Hor] ne voulait pas y aller, il faut être franc. Il devait se douter de ce qui arriverait. Il s’est débattu, on l’a poussé (sic). De toute façon, les Khmers rouges l’auraient chargé de force.

De toute façon ? Peut-être. Reste que le malheureux, massacré, par les Khmers rouges, n’aurait pas été livré à ses bourreaux par des militaires français…

On rappellera encore que le prince Sirik Matak a été torturé à vue de l’ambassade de France – certains témoins ont encore ses hurlements dans les oreilles –, crucifié sur le camion-benne et abattu sans autre forme de procès.

Le colonel Jean Leroy, Eurasien et officier de l’armée française, écrit dans son ouvrage, Fils de la rizière (Robert Laffont, 1977), l’un des meilleurs livres jamais écrit sur les guerres d’Indochine :

« Le 17 avril 1975, Phnom Penh tombait entre les mains de ces fous sanglants que sont les Khmers rouges. Le 30 avril 1975, après quelques soubresauts d’agonie, Saïgon s’effondrait sous l’avalanche des petits hommes verts venus d’Hanoi. Le Laos ne tardait pas à suivre le même chemin. Après trente ans de guerre ininterrompue, ce qui fut l’Indochine française entrait dans la sombre et triste nuit du pouvoir rouge où les massacres succédèrent aux camps de concentration, où la délation est élevée au niveau d’une institution. Voilà où en est aujourd’hui mon pays. Il a sombré dans le malheur par la faute d’un Occident qui, de démission en lâcheté, de reculade en fuite, n’a pas su assumer son rôle. »

 

Avec cette tache supplémentaire sur le blason français d’avoir remis, aux mains de tueurs sanguinaires, Sirik Matak, Long Boret, Lon Non (le frère du président national cambodgien Lon Nol), Ung Boun Hor, et quelques autres membres de cabinet de Lon Nol.

En octobre 1999, Billon Ung, la veuve d’Ung Boun Hor, qui avait pu quitter Phnom Penh le 9 avril 1975 avec quatre de ses enfants, a porté plainte contre X, avec constitution de partie civile. Pour que soit dite la vérité sur la mort de son mari. Une information judiciaire a été ouverte à Créteil pour « séquestration » et « actes de torture », et confiée à la brigade criminelle. Depuis, rien ou presque, l’enquête ayant été plus ou moins enterrée. Le juge Jean-Marc Toublanc a même signé une ordonnance d’incompétence, notant que la plainte de Billon Ung a été déposée contre X et non contre des personnes nommées et que l’État français ne saurait être mis en cause.

Pourtant, la seule question, comme le dit Me William Bourdon, avocat naguère de Billon Ung, était de dire « si le comportement des fonctionnaires français qui ont livré l’époux de Mme Ung Boun Hor aux autorités khmers s’inscrit dans le cadre d’un acte isolé ou constitue une réponse à des instructions données ». Nous croyons avoir donné une réponse à cette question.

Alain Sanders