lundi 23 décembre 2024

Les libres propos d’Alain Sanders

 

Les libres propos d’Alain Sanders

Paulo majora canamus : un Noël en Irlande

 

Il y a bien des années de cela, vivait dans le Connemara une femme qui n’avait qu’un fils, prénommé Patrick. Son mari était mort alors que Patrick n’était qu’un bambin et elle s’était saignée aux quatre veines pour l’élever. Au prix de nombreux sacrifices.

Devenu grand, Patrick ne montra guère de goût pour le travail, rechignant même à aller à l’école et à apprendre à lire et à écrire. Dans le village, on comprit vite qu’il n’était “ bon ” qu’à trois choses : manger, fumer et boire le coup plus souvent qu’à son tour…

Un jour, désireux d’élargir son horizon, Patrick décida d’aller tenter sa chance en Angleterre. Et l’on n’entendit plus parler de lui. Il n’empêche que, Noël après Noël, sa mère vécut dans l’espoir de recevoir une petite carte de vœux.

Noël, en Irlande, c’est comme Noël aux Etats-Unis. Un moment fervent. Un bonheur partagé. Des retrouvailles familiales. L’oubli des petites bisbilles. Des canards et des oies rôties, de la bière, du whiskey, le tout mêlé à des chants religieux relayés par des chansons profanes a capella, au souvenir des disparus, des larmes, des rires, des cadeaux.

Alors que tous au village recevaient des nouvelles de leurs proches – et parfois même de la lointaine Amérique – la mère de Patrick n’avait pas la moindre lettre. Ni d’Angleterre, ni d’Amérique, ni d’Australie, ni même d’une exotique contrée de l’Empire. A croire qu’il s’était évanoui dans la nature ou noyé dans un tonneau de whiskey…

Le facteur du village, ami de tous et distributeur de ces missives et de ces colis, était attendu à Noël comme le messie. Mais, chaque fois qu’il passait devant la maison de la maman de Patrick, son cœur se serrait. Il aurait tant aimé s’y arrêter pour lui remettre une lettre de son fils. D’autant qu’elle savait que, dans les semaines de l’Avent, la vieille dame se tenait derrière sa fenêtre à guetter son passage.

Un certain Noël, il décida qu’il fallait faire quelque chose. Ayant distribué dans une chaumière cinq ou six lettres postées en Angleterre, il demanda à récupérer une des enveloppes. Après avoir fait disparaître le nom et l’adresse des destinataires originaux, il inscrivit celui et celle de la vieille dame. Et il inséra dans l’enveloppe une carte de vœux avec ces simples mots : “ De la part de ton fils aimant, Patrick ” et un billet de 10 shillings.

Il n’eut pas le temps de frapper à la porte de la vieille dame qu’elle ouvrit. “ Bonjour, facteur, joyeux Noël ”. Il lui tendit la lettre et lui dit, de la voix la plus officielle qui fût : “ Joyeux Noël à vous aussi, madame. J’ai une lettre pour vous, si vous voulez signer ici… ”

Elle signa. Sans dire un mot. Puis elle ouvrit la lettre, lut le mot et découvrit le billet. “ C’est une lettre de Patrick, facteur, une lettre de mon fils… Mon Dieu, je savais que c’était un bon fils et un érudit : regardez cette belle écriture… ”

“ C’est vrai, dit le facteur, et je crois pouvoir vous dire que s’il ne vous a pas écrit plus tôt, c’est qu’il attendait d’avoir bien appris à le faire pour que vous soyez fière de lui. ”

“ J’ai toujours su qu’il y avait du bon chez lui ”, continua-t-elle au bord des larmes.

“ Moi aussi, madame, il y a du bon chez chacun de nous. Surtout à Noël. ”

Et il reprit sa tournée. Bientôt, tout le village apprit la nouvelle : Patrick avait écrit à sa mère et il lui avait même envoyé de l’argent. Personne ne fut dupe, bien sûr. Et il ne se passa désormais plus un seul Noël jusqu’à la mort de la vieille dame sans qu’elle ne reçût une lettre et des petits cadeaux de Patrick… Nollaig Shona Duit !

Alain Sanders