Si, pour l'heure, les nouveaux maîtres de Damas et leur leader relooké (histoire de ne pas effaroucher trop vite les Occidentaux), Abou Mohammed al-Joulani, qui a repris son vrai nom : Ahmed hussein al-Chaara, semblent vouloir la jouer chattemite, les rendez-vous de ces derniers jours à la Grande Mosquée des Omeyyades (Djemia al-Oumâoui) méritent qu'on ait la puce à l'oreille.
Premier rendez-vous, celui d'Al-Joulani devant une foule déchaînée scandant en boucle « Allah Akbar ! » : « Notre victoire est un triomphe pour toute la communauté islamique ». Ce qui peut se traduire par ouma... Un prêche qu'il n'a pas prononcé dans les bâtiments désormais vides du Parlement, au siège de la télé « libérée », sur la place du Sérail, dans la Citadelle ou dans un ministère symbolique, mais – et ce n'est pas anodin – dans la Grande Mosquée des Omeyyades. Lieu plus qu'emblématique pour les sunnites.
Second rendez-vous, celui de la première prière du vendredi depuis la déconfiture de Bachar al-Assad. Des milliers de personnes et des combattants circulant les armes à la main sous les applaudissements et les « Allah Akbar ! » reépétés des fidèles enfiévrés.
Comme on ne sait plus grand chose chez nous, on a sans doute oublié que la Grande Mosquée des Omeyyades, située au-delà de la Citadelle et au bord du quartier chrétien, se trouve sur l'emplacment primiitif d'un temple de Jupiter. En 375, l'empereur chrétien Constantin le Grand fit construire une première basilique. Elle fut agrandie, embellie, achevée par son fils Arcadius (395-408), empereur d'Orient, et dédiée à saint Jean-Baptiste (Mar Johanna).
Au VIIIe siècle, les envahisseurs arabo-musulmans vont concéder la moitié occidentale de la basilique aux chrétiens, les musulmans transformant la moitié orientale en mosquée.
Sixième calife omeyyade, Khaled ibn Ouâlid 1er (705-712) décidera de mettre fin à ce gentlemen's agreement. Les chrétiens seront chassés de la partie jusque-là conservée. Ouâlid (Wélid) confiera à des architectes grecs et perses le soin de transformer l'ensemble en mosquée, faisant notamment élever une coupole haute de 45 mètres. Mais un œil exercé peut toujours discerner ce qui reste de la basilique chrétienne : transept caractéristique, pilastres, grande nef, fenêtre à trois baies, etc. Un édicule, entouré d'une grille dorée, renfermerait la tête de saint Jean-Baptiste (1).
Dans une cour de la mosquée, au nord, se trouve le tombeau de Salah el-Din (Saladin). Ce « Syrien », qui devint sultan, d'Egypte et de Syrie, et qui nous causa bien du souci, était kurde. Une minorité qui, comme les chrétiens dont le nombre ne cesse de diminuer, n'est sans doute pas sortie du malheur. Et il ne reste rien des Grecs, des Arméniens, des Circassiens, des Turcomans, des Juifs, des descendants oubliés du féroce Timour Lenk (Tamerlan), des Yéménites, des Albanais, des Crétois, des Ismaéliens, des Yézidis, etc., tous ces Damascains du vieux temps sacrifiés aux fureurs de l'islam...
Naguère – et jadis pourrait-on hélas dire – les souvenirs chrétiens étaient aussi nombreux qu'émouvants à Damas. Saint Jean Damascène, théologien et poète qui s'opposa à l'hérésie iconoclaste avec une telle éloquence qu'on le surnomma Chrysorrhoas (« fleuve d'or »), moine à Sabas, prêtre à Jérusalem. Saul, saint Paul bien sûr, l'ennemi des chrétiens, envoyé pour sévir contre eux à Damas mais « renversé » et éclairé par la voix de Jésus. Abraham était venu dans les vergers de Damas arrivé d'Ur en Mésopotamie en poussant ses troupeaux : c'est là qu'il prit pour second le Damascain Eliezer et qu'il eut la révélation du vrai Dieu. Moïse était enterré au sud. David tenta d'y arrêter les Assyriens. La ville fut dévastée par Holopherne (puni plus tard par la belle Judith)...
Un des minarets de la Grande Mosquée s'appelle Médinet Issa (« le minaret de Jéus »). Selon la tradition, Il y descendra – nul ne sait le jour ni l'heure bien sûr – pour présider au jugement dernier. Rendez-vous des Omeyyades...
Alain Sanders
(1) Le Calife Ouâlid aurait trouvé la tête de saint Jean-Baptiste dans « une chapelle de trois coudées de côté ». Il fit déposéer la relique « près de la 4e colonne ». Rappelons que le chef de saint Jean-Baptiste, « le Précurseur », est aussi vénéré à Emèse, à Homs, à Edesse (au nord de la Mésopotamie).