vendredi 18 octobre 2024

Les libres propos d'Alain Sanders

 

L'inopportune référence au chevalier de La Barre

A l'occasion de la triste commémoration des assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard par des islamistes  décidés à tuer des « blasphémateurs », on a pu entendre évoquer le nom du chevalier de La Barre exécuté en 1776 « pour blasphème » (selon la doxa en place).

On aura même eu droit, sur CNews mercredi dernier, à un récit circonstancié du très laïcard – et très approximatif historiquement parlant – Marc Menant. Avec ses sempiternels trémolos sur les Lumières, les vertus de la Révolution française, les acquis de la loi anticatholique de 1905. Présente sur le plateau, Gabrielle Cluzel, qui ne doit pas savoir grand chose sur le chevalier de La Barre, l'a laissé débiter son favorino sans broncher. Avec ce mérite toutefois (on était à la date-anniversaire de la mise à mort de Marie-Antoinette) de rappeler au sans-culotte Menant que sa Révolution avait décapité beaucoup de monde. Et notamment – mais ça, ni elle ni Bock-Coté ne l'ont relevé – une majorité de chrétiens. Avec la même alacrité que les actuels « fous d'Allah ».

Le chevalier Jean-François Lefebvre de La Barre, condamné « pour n'avoir pas salué une procession » donc, est né en 1745 près de Brie-Comte-Robert. A 17 ans, à la mort de son père (il avait perdu sa mère à l'âge de 9 ans), il est envoyé à Abbeville. Et confié à l'une de ses cousines, Mme Feydeau, abbesse de de l'abbaye de Willancourt. La bonne dame lui fait donner des leçons d'écriture, de lecture, de danse, de violon.

Mais le jeune homme est un mauvais sujet. Qui fréquente les bouges en compagnie de jeunes aristos dévoyés : Gaillard d'Etalonde (fils du président de Boëncourt), Saveuse (fils de Dusmainiel de Belleval), Moisnel (pupille de Belleval), Douville de Maillefeu. Leur occupation préférée ? Choquer les braves gens en multipliant les provocations publiques contre la religion : lacération d'une Imitation de Jésus-Christ, mise en pièces d'une image du saint-Suaire, destruction de couronnes bénites, propos impies, etc.

Le 17 octobre 1765, La Barre est arrêté au couvent de Longuilliers (entre Montreuil et Boulogne-sur-Mer) où il s'est caché. Ce qui montre que cette « victime des prêtres » n'avait pas hésité à se réfugier chez eux, soit dit en passant. En même temps que lui, on arrête Etalonde et Moisnel. Motif de ces interpellations : n'avoir pas salué une procession. Trois mois plus tôt, en effet, les trois voyous, en goguette place  Saint-Pierre à Abbeville, avaient refusé d'ôter leurs chapeaux au passage de la procession de la Fête-Dieu. Invité à le faire, Etalonde avait crié « Non, sacrédieu, passons ! ». Plus tard, alors qu'un de ses amis lui reprochait cette provocation imbécile, La Barre dira : « Tu aurais ôté ton chapeau, toi ? Tu es obligé de reconnaître le Bon Dieu ? » A son procès il battra en retraite : « En fait, je parlais d'un homme de mon pays qui s'appelait Bondieu »...

Peu après cet incident – et donc avant l'arrestation des trois complices – il y aura eu encore la répétition d'actes sacrilèges. Notamment contre un crucifix placé sur le Pont-Neuf d'Abbeville, avec lacération du corps du Christ à grands coups de couteau de chasse. Le coupable est Etalonde : « Pour faire le malin », expliquera-t-il (à juste titre...). La Barre, à qui on ne demandait rien, se vantera d'avoir participé à la profanation. Il y aura encore le vol d'une hostie « pour savoir s'il en sortirait le sang du Christ ».

L'information judiciaire est ouverte le le 13 août. Les monitoires de l’Église (i.e. les avis donnés en chaire) ne seront lus que les 18 et 25 août et le 1er septembre. Ils sont donc inopérants en cette affaire. Précisons que la loi obligeait le clergé à faire – même à son corps défendant – ces monitoires. Le 8 septembre, en l'église de Saint-Wulfran, l'évêque d'Amiens, Mgr de La Motte, demandera la miséricorde de Dieu et la conversion des coupables. Et rien de plus.

L'instruction va durer plusieurs mois. Aux Archives nationales, les questions posées aux accusés et leurs réponses comptent quelque 600 pages. La sentence est rendue le 28 février 1766. Etalonde, en fuite, est condamné à mort par contumace. La Barre est condamné à la peine capitale. Moisnel, Saveuse et Douville de Maillefeu, protégés par leur statut de fils de notables, obtiennent le sursis.

A l'annonce de la sentence, Voltaire, qui est un fieffé poltron comme on le sait, dira sa crainte d'être inquiété au motif que « ces jeunes écervelés iconoclastes » se sont réclamés de lui. Et il se fera très discret. Ce n'est que huit ans plus tard après la mort de La Barre qu'il commencera d'entreprendre sa défense. Il était temps...

Le 26 juin 1766, l'évêque d'Amiens écrit au procureur général Joly de Fleury : « Je vous supplie, Monsieur, de suspendre autant qu'il se pourra l'exécution de la sentence d'Abbeville contre les accusés d'impiété. Nous travaillons à obtenir du roi que la peine soit changée en prison perpétuelle. Il est certain que rien ne souffrira du délai que je prends la liberté de vous demander. Le public serait content d'un enfermement et il suffirait pour que le nombre des impies n'augmente ». Le nonce du pape à Paris, Mgr Colonna Pamphille, interviendra pour dire qu'à Rome « le chevalier de La Barre n'aurait eu qu'un an de prison ».

Confessé par le père Bocquet, un dominicain (1), La Barre sera décapité place du Marché. Son corps sera ensuite brûlé sur un bûcher.

Pour Etalonde, réfugié à l'étranger, Voltaire obtiendra de Frédéric II un brevet d'officier. Il sera gracié par le roi en 1788. Douville de Maillefeu sera anobli par Louis XVI qui le décorera aussi de la Croix de Saint-Louis (qu'il avait demandée...). Maire d'Abbeville de 1786 à 1789, proche de Danton, il sera un révolutionnaire fanatique qui militera pour la mort du roi. Comme on disait à l'époque, fais du bien à Martin et il te fera dans la main...

« Victime des prêtres », La Barre ? Non. Il fut même protégé par eux (à commencer par l'évêque d'Amiens). « Supplicié pour n'avoir pas salué une procession » ? Non. Ce motif n'apparaît qu'à peine dans sa condamnation et Moisnel, accusé de n'avoir pas ôté son chapeau – et de cela seulement – sera acquitté. La Barre « attaché à un poteau et lié par une chaîne de fer » comme le montrait la statue de 1905 (2) ? Il n'en fut rien.

Voltaire, le satrape égrotant de Ferney, avait écrit : « Mes amis, il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pour un temps, mais hardiment et toujours ». Actualité de Voltaire...

Alain Sanders

(1) La Barre avait demandé un dominicain, méprisant qu'il était des capucins « réputés gens du peuple »...

(2) Érigée par des bouffeurs de curés devant le Sacré-Cœur, déplacée en 1926, fondue en 1941. Celle du square Nadar date de 2001.