Notre mémoire : octobre 1944, ils ont assassiné Louis Renault
Paris libéré... Et, parmi les titres dans les journaux des nouveaux maîtres de l'époque, Combat, Franc-Tireur, Libération, un thème récurrent : « Louis Renault en fuite » ; « Louis Renault est en Suisse » ; « Louis Renault en Espagne ».
Comme il a pour l’heure d'autres priorités, le gouvernement en place ne se presse guère de retrouver un homme qui, c'est vrai, a continué à fabriquer des camions pendant l'Occupation (et a ainsi donné du travail à des milliers d'ouvriers). Mais, estime-t-on en haut-lieu, si on se met à arrêter tous ceux qui ont continué à travailler pour donner quand même du travail aux Français, les prisons, déjà bien pleines, vont déborder...
Fin août 1944, le ministre de la Justice reçoit une lettre d'un certain « Renault (sic) de la Templerie (resic) » exigeant que l'on arrête le directeur des usines Renault :
« Paris, 35, rue de la Faisanderie, le 25 août 1944.
« Monsieur le ministre de la Justice,
« Je sais que vous êtes décidé à punir tous ceux qui, mauvais Français, se sont mis à la disposition des Allemands et ont agi contre les intérêts de notre pauvre pays.
« Parmi ceux-là, un des plus coupables est M. Louis Renault, Directeur des Usines Renault à Boulogne-sur-Seine.
« Ce mauvais Français a mis ses usines à la disposition des Autorités d'occupation et a fabriqué pour elles des avions.
« Nous demandons son arrestation et qu'il soit déchu de ses décorations et de sa qualité de Français. Il est Grand-Croix de la Légion d'honneur.
« Il a profité de la situation pour se remplir les poches. Faites donc saisir ses biens qui devront être répartis mi au Secours National, mi aux Œuvres des Prisonniers de Guerre. C'est un exemple à faire qui devra être suivi par tous ceux qui ont prêté leur concours aux Allemands contre la France.
« Dans mon quartier, il existe bon nombre de blockhaus édifiés par les Allemands. Ce sont des cachettes dont ils se servent pour nous mitrailler. Il y en a une rue de la Faisanderie, rue de Benouville, avenue Bugeaud, au coin de la rue Spontini. En général, elles communiquent entre elles. On m'a même assuré qu'il y en avait une qui allait jusqu'au Majestic. A vous d'ordonner qu'elles soient détruites (…).
« Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, mes sentiments très distingués
« Renault de la Templerie »
Le gouvernement, très sollicité par les communistes qui hurlent à la mort, décide alors de s'inquiéter du cas « Louis Renault ». Un juge, le juge Martin, est désigné pour instruire l'affaire. Il faut d'abord trouver Louis Renault. Il n'est pas loin pourtant. Ni en Suisse, ni en Espagne, ni en Italie, mais à Paris. Chaque nuit, il change de logement, dormant place Pereire ou chez sa nièce, ou chez son amie, Mme Dubuf-Morot, non loin de l'avenue de la Grande Armée. Quand il le peut – car il est frappé par l'aphasie – il écrit des mots à ses amis : « Aucun autre industriel n'a rendu autant de services au pays. Je suis fier d'avoir donné mon nom à la France ». Et aussi : « Je suis devenu Louis Renault pour la France ». Et encore : « Dire à René qu'il faut bien soigner l'usine si je meurs ».
Le 1er septembre, avec son fils Louis et son ami Thibaudeau, Renault quitte Paris et s'installe dans une propriété à quelques kilomètres du Mans. A Paris, le juge Martin s’énerve et passe son énervement sur l'inspecteur Guy chargé de retrouver l'industriel.
Le 6 septembre, le député communiste de Boulogne-Billancourt, Coste, exige en réunion publique l'arrestation de Renault et de son directeur général. Le 15, celui-ci, accompagné de M. Louis, rencontre M. Bellier, directeur des constructions mécaniques au ministère, et Pons, son adjoint. Il y a comme de la nationalisation des usines dans l'air. Le 16, convocation, par le commissaire Perez y Jorba, du directeur général et de François Lehideux au Quai des Orfèvres. Le 18, nouvel interrogatoire. A la fin de chaque séance, Perez y Jorba confère avec le juge d'instruction. Avec une même conclusion répétée : il n'y a pas matière pour une inculpation. Ce qui déchaîne des cris de haine du communiste Georges Cogniot dans L'Humanité.
Le 17 septembre, Louis Renault est à Paris. A son avocat, Me Ribet, il a dit : "Je ne veux pas qu'on m'arrête. Mais je veux bien avoir une entrevue avec le juge d'instruction". Contacté, le juge Martin s'engage en ce sens. Le 22, rencontre rapide. Renault repart libre. Le lendemain, à 14 heures, le ton a changé. Le juge Martin, qui avait donné sa parole quatre jours plus tôt, laisse tomber :
– Monsieur Renault, je suis dans l'obligation de vous placer sous mandat de dépôt car l'instruction va commencer demain. Avec tous les ménagements possibles, naturellement. Je vous ferai entrer à l'infirmerie de Fresnes.
Renault est assommé. Me Ribet hurle : "C'est un guet-apens, vous m'aviez donné votre parole !" Soutenu par son avocat et son ami Rochefort qui sert d'interprète à l'apahasique qu'il est devenu, Renault est emmené à Fresnes.
La prison. Le greffe. Les matons communistes. Haineux.
– Nom du père... Nom de jeune fille de la mère...
Renault fait signe qu'il ne peut pas s'exprimer distinctement. Les matons s'énervent.
– On te demande le nom de ton père ! Mais il est gâteux ce client-là !
L'inspecteur Guy, qui a accompagné Renault, intervient :
– Monsieur le juge Martin m'a prié de vous demander une place à l'infirmerie pour monsieur Louis Renault.
Le maton-chef le coupe :
– Y'a pas de passe-droit. Les généraux, les ministres, les hautes personnalités sont tous au même régime. Il n'appartient qu'au seul médecin de la prison de décider du sort sanitaire de Renault.
L'inspecteur Guy ne se laisse pas impressionner :
– Dans ce pays, Monsieur, il y a beaucoup de ministres et de généraux en prison, mais il n'y a qu'un Louis Renault !
Le directeur se laisse finalement convaincre et fait conduire Renault à l'infirmerie. Dans une cellule cependant : la 135. Le début de son calvaire.
A sa femme Christiane qui vient le visiter le 3 octobre et lui confie, à voix basse, que ses avocats espèrent le faire sortir dans sept ou huit jours, Renault murmure : "Ce sera trop tard... Ils m'auront tué avant. C'est la nuit qu'ils viennent". A ce moment-là trois matons en civil interviennent brutalement et rudoient Christiane :
– T'as pas le droit de parler bas ! Et pas plus de deux minutes ! Allez, fous le camp et tiens ta langue ! Sinon, on ira chatouiller ton fils...
Le lendemain, Christiane revient. Elle a un permis de visite signé par le juge d'instruction. Elle est accueillie par les trois mêmes brutes :
– Fous le camp ! Tu l'verrras plus ! Il est au secret !
– Dites tout de suite que vous l'avez tué, répond Christiane. Mais s'il n'est pas mort, donnez-lui ce riz, il faut qu'il mange...
– Barre-toi, on t'a dit !
Le 6 septembre, on fait savoir à Christiane que son mari est devenu "fou" et qu'il va falloir l'interner à l'hôpital Henri-Rousselle à Ville-Evrard. Elle contacte le directeur de l'hôpital :
– Mon mari n'est pas fou ! Je l'ai vu il y a trois jours, plus lucide que jamais. S'il est devenu fou, c'est à la suite des tortures qu'il aura subies ! Je vous demande de ne pas l'admettre sans contre-visite.
Peine perdue... Le 7, Renault est transféré. Le 8, Christiane a l'autorisation de le voir. Elle ne le reconnaît pas. Terrifié, il répète :
– C'est la nuit qu'ils viennent. Ils sont si méchants...
Le 9, Christiane a un nouveau permis de visite. Puis on le lui refuse pendant deux jours. Le 12, elle se présente à Ville-Evrard. Elle découvre Renault qui git sans connaissance. Son médecin, le professeur Marion, qui le suit depuis des années, parvient à le ranimer. "Ils l'ont condamné à mort, dit Christiane. Il faut le sortir de là". Le professeur Marion alerte le juge d'instruction : "Il faut autoriser le transfert de Renault à Saint-Jean-de-Dieu, monsieur le juge, sinon vous serez responsable de sa mort..."
Le juge ordonne une expertise médicale (le professeur Marion en a été exclu). Le 15, une autorisation de transfert est signée. Le 16, Christiane Renault attend devant Ville-Evrard l'arrivée de l'ambulance chargée d'assurer le transfert. Sans que rien ne vienne. Désespérée, elle envoie le majordome de Renault, Clément Pouns, chercher une ambulance dans Paris. Elle attendra toute la journée. "L'ordre d'évacuation n'est pas encore arrivé", lui explique-t-on. On apprendra plus tard qu'il a été détourné par un fonctionnaire communiste de la PJ.
Le 16, le juge d'instruction signe un nouvel ordre de transfert. Le 17, Renault, qui est dans le coma, est transporté dans l'ambulance. Christiane s'assied près de lui. Elle est chassée par les policiers :
– Sors de là ! Des fois que tu ferais une substitution de corps pendant le déplacement.
Mais Christiane se débat et refuse de descendre. Arrivée à destination, elle réussit à faire administrer l'extrême-onction au malheureux. Mais, quand elle veut entrer dans la chambre, un inspecteur lui crie, en même temps qu'il fait embarquer le fidèle Clément Pouns :
– Fous le camp !
Commençant d'ouvrir enfin les yeux sur la manière dont on applique ses instructions, le juge Martin rédige un nouveau permis de visite à Christiane. Au crayon rouge, il a écrit : "Laissez entrer dans la chambre".
Elle entre dans la chambre. Elle est face à un mourant. Renault souffre atrocement. Il a passé la journée bras et jambes attachés... On lui fait une piqure de spasmalgine à 22 heures. A 4 heures du matin, il est frappé par une crise terrible. On le pique de nouveau. Un peu de calme. Et de nouveau des souffrances à répétition. Pour le professeur Marion, les choses sont claires : les complications à la vessie dont souffre Renault, presque "normales" chez un homme de son âge, ne justifient aucunement le diagnostic de l'administration pénitentiaire : crise d'urémie. Quand Renault est entré dans la clinique, le 17 octobre, une analyse de sang alors pratiquée a donné un taux d'urée de 0,60 g par litre, taux normal pour un homme de son âge et nullement caractéristique d'une crise d'urémie. Avec tous les ménagements qui conviennent, pour ne pas s'attirer l'ire de l'administration pénitentiaire, les médecins civils établissent un diagnostic d'hémorragie méningée.
Pour Christiane Renault et le professeur Marion, aucun doute : l'hémorragie est la conséquence des coups à la tête reçus à Fresnes des nuits durant. Elle veut alerter le juge, parler à la presse, écrire à De Gaulle. Un des policiers l'en dissuade : "Pas d'imprudence, madame... Pensez à votre fils..."
Dans l'après-midi du 23, entouré de sa femme et de Clément Pouns, Renault ouvre les yeux. Il reconnaît Clément. Il lui sourit et murmure : "L'Usine..."
Le 24 octobre 1944, à 6h45, Louis Renault rend son âme à Dieu. Quand Christine veut aller le veiller, les policiers s'y opposent :
– N'entre pas ! Des fois que tu volerais le corps ! Et maintenant, tu vas l'enterrer sans flaflas.
Malgré les risque encourus, ils seront pourtant des centaines à l'accompgner dans l'église de la dernière halte. Auteur d'une belle biographie de Renault (Renault de Billancourt, Amiot-Dumont, 1955), Saint-Loup en témoigne : "Tous ses grands collaborateurs, la haute maîtrise de Billancourt, des vieux ouvriers qu'il a engueulés pendant quarante ans, les personnalités du monde automobile, ses rivaux de l'industrie, l'ont conduit à sa dernière demeure, et il y fallait quelque courage !"
Alain Sanders