lundi 6 mai 2024

Les libres propos d'Alain Sanders

 

Il y a soixante-dix ans, Diên Biên Phû

Le camp retranché de Diên Biên Phû avait été pensé pour s'opposer à la menace viet au Nord-Laos. Giap, en effet, projetait d'envahir le Laos (déjà partiellement occupé par ses troupes début 1953) pour fondre sur Luang-Prabang.

Le 24 novembre 1953, le général Navarre décide de s'installer à Diên Biên Phû déjà en partie occupé par un régiment vietminh. Quelques jours plus tôt (le 20 novembre), les six bataillons paras de l'opération « Castor » avaient sauté sur Diên Biên Phû et en avaient pris le contrôle.

Dans l'esprit du commandement français, il fallait établir une base d'une ampleur limitée pour contrer des unités d'infanterie ennemies elles-mêmes d'ampleur limitées.

Compte tenu de ces données, la garnison fut fixée à 10 800 hommes. Parmi lesquels plus de 60% de Vietnamiens et de paysans thaïs bien décidés à se battre contre les communistes. Giap va choisir de mettre le paquet sur Diên Biên Phû et d'y remporter une victoire psychologique. Vers la fin du mois de janvier 1954, Diên Biên Phû est quasiment encerclé par 4 divisions d'infanterie – les 316, 308, 304 et 312 –, la division lourde 351, et 80 000 coolies taillables et corvéables à merci.

Début février, à partir de la base de Tuan-Giao qui servit de pivot à l'effort de guerre gigantesque des Viets, les coolies vont assurer un débit de 50 tonnes de ravitaillements quotidiens.

Le 13 mars 1954, les forces communistes, qui souhaitent arriver à la Conférence de Genève avec le maximum d'atouts, passent à l'attaque. Deux positions françaises très avancées tombent en quelques heures. Elles avaient été préalablement matraquées par des feux d'artillerie dont personne n'avait soupçonné la puissance : 24 pièces de 105, 15 pièces de 75, 20 mortiers de 120, 36 canons de DCA de 37, 30 mitrailleuses de DCA de 12,7.

Pierre Rocalle, auteur de l'incontournable Pourquoi Diên Biên Phû ? (Flammarion, 1968), écrit : « La conduite de la bataille terrestre et aérienne qui se déroula du 13 mars au 8 mai 1954 relève seulement de la tactique. Dans le camp français, c'est l'addition des fautes locales et l'absence d'une intervention de l'aviation de combat américaine qui déterminèrent la chute de Diên Biên Phû, tandis que dans l’autre camp c'est l'acceptation de grands sacrifices et l'assistance accrue de la Chine qui apportèrent le succès ».

L'absence d'une intervention de l'aviation de combat américaine ? Parlons-en. En mars 1954, le général Ely s'était rendu en mission aux États-Unis. Il avait su convaincre Eisenhower de la nécessité de venir en aide à Diên Biên Phû. Eisenhower avait alors chargé l'amiral Redford d'étudier en urgence tous les moyens appropriés à des initiatives salvatrices.

L'amiral Redford proposera de lancer l'opération « Vautour » : l'utilisation de 60 bombardiers B29 avec une escorte de 150 chasseurs de la VIIe flotte pour mener un raid massif contre les forces viets qui assiégeaient le camp retranché. Une opération appuyée par par le secrétaire d’État américain aux Affaires étrangères, John Foster Dulles, un anticommuniste conséquent souvent mis en difficulté dans son propre camp. De son côté le Congrès américain, toujours en retard d'une guerre, traînera des pieds (l'Histoire ne se répète pas, mais elle se mord souvent la queue...), soucieux de ne pas s'afficher comme un soutien du « colonialisme » français.

Le 5 avril 1954, le président du Conseil français, Joseph Laniel, convoque l’ambassadeur US à Paris pour lui demander le déclenchement rapide de l'opération « Vautour ». L'ambassadeur US, Douglas Dillon, va transmettre à son gouvernement le feu vert français. En vain.  Des considérations de politiques intérieures (et sans doute de fortes pressions britanniques) firent que l'opération « Vautour » ne s'envola jamais...

Le 23 avril, Bidault, entré en contact avec John Foster Dulles pour lui répéter que, faute d'une intervention des B29, Diên Biên Phu ne tiendrait pas, eut cette réponse désolée : « Autant que je vous le dise, nos bombardiers n'interviendront hélas pas... ». Plus tard, Bidault prétendit que Dulles lui avait proposé « deux bombes atomiques », mais que le gouvernement français ne donna pas suite. Si non e vero...

L'annonce de la  chute de Diên Biên Phû eut un effet terrible (à Paris, à l'Assemblée nationale, les communistes refusèrent de se lever pour saluer la mémoire de nos morts). Effet terrible sur les plan psychologiques et politiques. Sur le plan militaire moins malgré les apparences : le corps expéditionnaire avait certes perdu une proportion forte de ses unités de choc (paras et Légion), mais cela n'excédait pas 5% de ses effectifs globaux. Les Viets, quant à eux, avaient laissé 40 000 hommes sur le terrain. D'autre part, sur le plan stratégique indochinois, Diên Biên Phû avait bel et bien – comme pensé dès l'origine – empêché l'invasion du Nord-Laos et et détourné le Vietminh de l'attaque du delta tonkinois pendant la saison sèche 1953-1954.

Les accords de Genève furent conclus dans la nuit – les mauvais coups se font souvent la nuit – du 20 au 21 juillet 1954. Le Parlement les approuva le 22 juillet par 569 voix contre 9. Le lendemain des accords, Eisenhower déclarera : « Tout renouvellement d'agression communiste serait considéré par nous comme une affaire gravement préoccupante ».

Après ces accords dits « de paix », l'Indochine entra immédiatement dans une nouvelle guerre. La valeur de deux promotions entières de Saint-Cyr, cent mille soldats (dont un cinquième de métropolitains) avaient donné leur vie face à la barbarie rouge. A Diên Biên Phû, on avait sacrifié une certaine idée de la France. On ne l'a toujours pas retrouvée.
Alain Sanders