mardi 30 janvier 2024

Une triste tentative poutinophile de récupération de Jacques Bainville

Il s’avère pour nous que ce fut bien utile que d’avoir relu La Russie et la barrière de l’Est de Jacques Bainville, quelque temps avant le lancement le 24 février 2022 par Poutine de son « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine. Cela permet de juger du contraste de pertinentes réflexions de Bainville avec certaines opinions publiées dans la Nouvelle Revue universelle (n°73, 3e trimestre 2023) par son rédacteur-en-chef Christian Franchet d’Esperey, sous le titre « Comme toujours l’appel à Bainville ».

Précisons d’abord ici que la mention « Revue fondée en 1920 par Jacques Bainville », portée sur la couverture de cette revue, ne correspond pas tout à fait à la réalité. C’est en effet de la Revue universelle que Bainville fut le fondateur en 1905 et le directeur jusqu’à sa mort en 1936. Et la revue continua jusqu’en 1944 sous la direction d’Henri Massis.

L’actuelle Nouvelle Revue universelle a eu pour fondateur en 2005 et directeur de publication Hilaire de Crémiers. Son rédacteur-en-chef est Christian Franchet d’Esperey, ancien responsable de l’unité « Documentaires » de France 3.

Il y a de bons articles dans cette revue. Nous les avons lus avec intérêt. En revanche, dans celui de Franchet d’Esperey, le chapitre intitulé « Un impératif : renouer avec la Russie » prouve en effet combien ce dernier aurait intérêt à lire La Russie et la barrière de l’Est de Bainville, premier ouvrage posthume du grand historien mort en 1936, et publié en 1937 à la librairie Plon avec une très belle préface du comte de Saint-Aulaire, ambassadeur de France.

Dans les quelques lignes qu’il consacre à la guerre de Poutine contre l’Ukraine, Franchet d’Esperey écrit que ce dernier « ne pouvait céder sur le principe d’une Ukraine proche de la Russie ». Cela serait amusant si ça n’allait à l’encontre de l’essentiel de l’histoire des deux pays. Bainville, lui, rappelle que Catherine II écrivait à Voltaire : « Nous n’avons point trouvé d’autres moyens de garantir nos frontières que de les étendre ». Bainville commente : « L’argument sert encore ». Et c’est même encore aujourd’hui un inusable argument de l’impérialisme eurasiste et néo-stalinien de Poutine.

Sur le principe d’une « Ukraine proche de la Russie » (sic !) Esperey évoque à l’évidence la nouvelle annexion, selon lui nécessaire, de l’Ukraine par la Russie. Bainville, lui, écrivait dans l’Action Française le 30 janvier 1920 : « Imprudents ceux qui continuaient à soupirer après la renaissance de la Russie. Elle renait, et, malgré son anarchie et sa misère, c’est déjà pour inquiéter l’Europe. Ses voisins immédiats, les peuples auxquels nous nous intéressons le plus, n’ont jamais souhaité la résurrection de la puissance qui les a étouffé jadis ». On réfléchira utilement sur ces lignes.

Plaisante aussi l’assertion d’Esperey selon laquelle « la France doit tout faire pour renouer dès que possible le dialogue avec une Russie déjà en butte à l’expansionnisme chinois ». L’embêtant pour ce dernier c’est que, pour l’heure, c’est le grand amour entre Poutine et Xi Jinping, et c’est même le moment où la Chine de Xi déverse d’importants stocks d’armements et de munitions pour la Russie par l’entremise de la Corée du Nord.

Manifestement, monsieur Franchet d’Esperey n’est pas sur la ligne d’un réalisme politique bainvillien qui impose toute de même à tout observateur un tant soit peu lucide de constater la réalité d’une « bande des quatre » constituée de la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran ; avec pour chacun d’eux leurs tentacules sur différents continents, ainsi en Afrique celle de l’armée « Wagner » nouvellement rebaptisée « Africa Corps » par ce grand humoriste de Poutine, grand professionnel de l’inversion orwellienne et prétendant « dénazifier » la malheureuse Ukraine alors qu’à l’évidence, avec ses différents « anschluss », le dictateur issu du KGB mène une stratégie mimétique de celle d’Hitler, ce jumeau hétérozygote du monstre Staline si encensé aujourd’hui dans toutes les cérémonies patriotiques de l’impérialisme poutinien.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur quelques assertions de monsieur d’Esperey. Et ainsi, écrit-il encore : « Quelle honte nous ressentons d’avoir abandonné les Arméniens du Haut-Karabakh, écrasés par des Azéris musulmans disposant d’armes fournies par Israël ». Esperey aurait pu ne pas se contenter de ces deux lignes sur la tragédie arménienne. Mais, comme nous ne doutons pas de son honnêteté, il lui aurait été sans doute très difficile sur la question de n’aborder ni l’abandon par Poutine de la solidarité traditionnelle russe avec l’Arménie, ni de la connivence de ce dernier avec l’Azerbaïdjan rivalisant d’ailleurs aujourd’hui avec la Russie poutinienne dans l’art du « kompromat » avec des élus de plusieurs partis politiques français.

Pour conclure ce bout de blog, nous croyons charitable aussi d’inviter monsieur Franchet d’Esperey à lire Bainville plus attentivement encore qu’il ne semble l’avoir fait. Ainsi, pourrait-il lire, dans La Russie et la barrière de l’Est, l’évocation, sous le titre de « Un remarquable fanatique », de la « figure singulière » de Félix Dzerjinski. Mais, nous tenons aussi à disposition d’Esperey le récit de la cérémonie officielle de réhabilitation, le 20 décembre 1999, de ce dernier, premier chef de la Tcheka, par un Vladimir Poutine qui, depuis, a encore tenu à inaugurer quelques statues ou portraits de cet Himmler soviétique.

P.S. : La Russie et la barrière de l’Est a été heureusement réédité par notre ami Richard Haddad, aux éditions Godefroy de Bouillon (29 €).