lundi 3 octobre 2022

La tragédie engendrée par Poutine à la lumière de l’hétérotélie

 

Le concept d’hétérotélie est central dans la pensée, pourtant très diversifiée, du grand intellectuel que fut Jules Monnerot (1).

Il est assurément fort utile pour analyser notamment la tragédie, qui pourrait devenir immense, dont Poutine est la cause.

Rappelons d’abord que, conformément à son étymologie, le terme d’hétérotélie désigne le fait que très souvent, et même presque toujours pour ce qui est des politiques et des chefs militaires, comme l’écrivait le philosophe Karl Jaspers, « toute action entraîne dans le monde des conséquences dont l’agent ne s’était pas douté ».

Monnerot rapprochait cette citation du penseur du siècle dernier des derniers vers des Bacchantes d’Euripide. C’est le Coryphée qui parle :

« Souvent les Dieux accomplissent ce qu’on n’attendait pas

Ce qu’on attendait demeure inachevé

À l’inattendu, les Dieux livrent passage ». (V° siècle avant Jésus-Christ)

Dans la revue Itinéraires (automne 1990) Françoise Huet, professeur de philosophie de l’université de Toulouse, développait en substance que l’hétérotélie est le fait dominant que les hommes qui poursuivent une fin en atteignent d’ordinaire une autre, et généralement contraire au but initialement poursuivi.

Dans « Les lois du tragique », Jules Monnerot exprimait que lorsque les conséquences des décisions voulues entraînent une catastrophe, et pas seulement pour le seul déclencheur, on entre alors dans le tragique.

On peut douter que Poutine ait longuement médité sur cela, même si le KGB, avant même d’être une police politique, était une école de formation idéologique.

Souvenons-nous, lorsque le 24 février 2022 il déclenche l’invasion de l’Ukraine, comme nous en avions analysé, quelques jours avant, l’imminence certaine, il avait prévu qu’elle ne nécessiterait pas plus que quelques jours. Au point d’imposer qu’elle ne puisse être appelée autrement que « Opération militaire spéciale » et en aucun cas « guerre », terme à proscrire et passible de plusieurs années de prison.

Mais voilà, en ce samedi 1° octobre 2022, c’est bien de guerre qu’a causé le camarade Poutine à Moscou, sur la Place Rouge, et revenant une énième fois sur la possibilité de l’utilisation d’armes atomiques dites « tactiques » (de l’importance d’Hiroshima !). À ce sujet, rappelons que les trois puissances nucléaires occidentales (États-Unis, France, Royaume-Uni) ont depuis longtemps affirmé leur droit de répondre par le feu nucléaire à de pareilles attaques.

Toujours est-il que, huit mois après le 24 février, c’est l’Ukraine qui mène des opérations de reconquête ! Poutine ne connaissait pas le concept d’hétérotélie, voilà qu’il commence à en apprendre la réalité !

Poutine désignait avec mépris l’Union Européenne – dont, pour notre part, nous dénoncions, et nous le dénonçons toujours, le néo-totalitarisme (cf. nos discours au Parlement Européen : « Sortons de cette Europe-là ! »). Mais l’effet de  l’invasion de l’Ukraine a été de vivement la dynamiser : hétérotélie.

Poutine, chef de la soi-disant 2° armée du monde, considérait naguère, comme Macron, l’OTAN en « état de mort cérébrale » ! Voilà désormais cette organisation en vigilance accentuée et accueillant maintenant la Finlande et la Suède : hétérotélie !

Poutine comptait sur le grand soutien de sa puissante alliée, la Chine communiste, et aussi sur la sympathie de l’Inde. Voilà que devant son bellicisme et surtout ses menaces nucléaires, ces deux puissances exigent qu’il en finisse avec la guerre en Ukraine et avec ses menaces : hétérotélie !

Finalement, pour l’heure, c’est sur la Corée du Nord que peut miser le dictateur russe et sur ce remarquable allié, fournisseur de drones, qu’est l’Iran islamiste : hétérotélie !

Enfin, à Moscou, Place rouge, en grande pompe néo-soviétique, Poutine annonce l’annexion de quatre « oblasts » du Donbass après la mascarade de quatre référendums, dans le plus pur style tchékiste, avec recueil des votes à domicile de la population restante, constatés par des « popov », kalachnikov en évidence.

Mais au lendemain du grand discours poutinesque, nouvelles percées des contre-offensives ukrainiennes, et retour à l’Ukraine de la ville, très stratégique, de Lyman. Hétérotélie !

Poutine, pour renforcer son armée en débâcle, avait annoncé une mobilisation de 300 000 hommes supplémentaires. Pour l’heure, ce sont plus de 300 000 russes, s’ajoutant aux plus de 500 000 exilés depuis le 24 février, qui ont fui le pays. Hétérotélie !

Mais quid de la suite des jours ? Alors qu’il vient de publier son dernier livre « La crucifixion de l’Ukraine », l’écrivain et éditeur (orthodoxe) Jean-François Colosimo argue de ce que « Poutine est d’autant plus dangereux qu’il n’a plus rien à perdre ».

Et voilà que l’allié le plus chéri de ce dernier, le président de la République de Tchétchénie, le musulman Ramzan Kadirov, un tueur parmi les pires tueurs, lance aujourd’hui ses appels de dément pour que son chef bien-aimé n’hésite pas à utiliser un grand nombre de bombes atomiques « tactiques » !

Serait-ce que vraiment Poutine n’aurait plus rien à perdre ?

Certes, il peut techniquement vitrifier bien des pays. Mais cela aurait pour conséquence qu’il perdrait tout bonnement la Russie ! Et ce serait le suprême retour hétérotélique de sa visée de restauration du grand empire soviéto-eurasiste dont il a rêvé, jusqu’à ces derniers jours, de devenir le maître absolu.       

Mais le pire n’est jamais sûr et notre conviction est plutôt, comme l’a exprimé l’écrivain franco-américain Jonathan Littell, que Poutine persiste à jouer contre l’Occident une partie de « poker menteur ».

En effet, si criminel soit-il, son état psychologique ne nous semble pas semblable à celui d’un Hitler tel que campé dans le film « La chute ».

Le dictateur du Kremlin est certes affamé de pouvoir et prêt à utiliser les pires moyens contre l’Ukraine en particulier et l’Occident en général.

Mais il n’est pas radicalement fou et peut-être n’est-il pas radicalement seul, et n’a-t-il pas que des fous autour de lui.

Et, semble-t-il, Xi Jinping lui-même et aussi Narendra Modi veulent lui faire enfin comprendre jusqu’où il peut ne pas aller trop loin. Car il s’est totalement trompé sur le potentiel de résistance des Ukrainiens, il s’est totalement trompé dans l’évaluation de ce que son invasion susciterait de réactions de solidarité avec le courageux peuple ukrainien plus que jamais combattif et prêt à tous les sacrifices pour défendre son identité multi-séculaire et son indépendance reconnue par la Russie elle-même.

Il s’est peut-être trompé plus encore sur une grande partie du peuple russe qui n’a pas digéré la dissolution de Mémorial et qui ne veut pas de la domination d’un système rappelant par trop, de plus en plus, les pires années de la domination soviétique. Poutine ne peut triompher du phénomène de l’hétérotélie. Il n’atteindra pas ses objectifs.

(1)   D’origine martiniquaise et proche de la gauche dans sa première jeunesse, Jules Monnerot a été un très grand penseur français, philosophe, sociologue et responsable politique.

Auteur d’une quinzaine de livres de réflexion fondamentale, il a notamment écrit les très importants ouvrages « Sociologie du communisme » et « Sociologie de la révolution ».

Dès le déclenchement de la guerre de 1939, il est engagé volontaire dans l’infanterie puis entrera dès la défaite dans la résistance au sein du réseau « Ceux de la Libération ».

En 1945, il siègera au Conseil National du Rassemblement du peuple français (RPF) du Général de Gaulle. Mais, ardent défenseur de l’Algérie française il rompra en 1959 avec ce dernier, éprouvant alors sur son cas personnel la dureté d’un parcours très hétérotélique.

Nous avons eu la joie de le côtoyer plus tard au sein du bureau politique du Front National qu’il quittera pour divergences avec Jean-Marie Le Pen sur la guerre du Golfe.