samedi 9 mai 2020

Philosopher avec Macron


On peut revoir sur BFMTV, le show présidentiel surréaliste du mercredi 6 mai 2020, où un Emmanuel Macron gesticulant et survolté a présenté à la place de Franck Riester, relégué au rang de spectateur, le plan de politique culturelle du gouvernement pour sauver le monde de la culture face à l’épidémie de coronavirus.

Les gestes saccadés et l'usage d'images et de métaphores insolites donne l'impression qu'on est face à un homme sous l'emprise de la cocaïne ! En vue d'un « été apprenant et culturel », le Président nous conseille d'aller, comme Robinson Crusoé, « dans la cale chercher ce qui va nous permettre de survivre : du fromage, du jambon... des choses très concrètes », sans oublier d' « enfourcher le tigre »...

L'interrogation sur la santé mentale du discourant nous gagne... Mais pour mieux décrypter le non-sens de ce discours, il est intéressant de se référer aux spécialistes de la réthorique macronienne, pour qui ces images ne sont pas si surprenantes.

Depuis son entrée en politique, « la figure de ''l'idéaliste en même temps  pragmatique'' n'a pas quitté les discours d'Emmanuel Macron », écrit Adrien Gaboulaud, dans Paris-Match. « Le 27 août 2015, lors de son discours devant l'aile droite du Parti socialiste à Léognan, en Gironde, le ministre de l'Economie de François Hollande évoque Robinson et ses jambons, associant alors la parabole à l'écrivain anglais G.K. Chesterton (…) Candidat à la présidentielle, il évoque Chesterton, Robinson et les jambons dans un discours surprise à Bobino, en février 2017. ''Je cite souvent cette phrase de Chesterton, qui est un formidable auteur britannique qu’on a oublié, (...) nous disant : les idéalistes véritables sont des grands pragmatiques. Il prenait souvent l’exemple de Robinson Crusoé. Robinson Crusoé, qui est un vrai idéaliste. Il ne part pas avec des poèmes sur l’île, il part avec des jambons, du fromage, du pain, de quoi tenir sur l’île. Nous nous sommes des vrais idéalistes donc des idéalistes pragmatiques.'' En juin 2019, encore, c'est dans un discours hommage à Georges Pompidou que l'on retrouve l'allusion. Il s'agit cette fois de louer « l'attachement au détail » de son prédécesseur. ''Les vrais idéalistes aiment le détail et ce qui permet d'aller au bout de ses rêves'', note-t-il après avoir répété une énième fois l'histoire de Robinson Crusoé accumulant jambons et fromages, avant d'abandonner l'épave de son navire qui a fait naufrage.» 

En réitérant cette réthorique et cette citation fétiche, Macron cependant détourne honteusement la véritable pensée du grand Chesterton. Ce roboratif écrivain catholique, qui déployait l'art du paradoxe pour nous inciter à penser à contre-courant, ne voulait certes pas que nous soyons des « idéalistes pragmatiques », surtout pas à la mode de Macron chez qui l'idéalisme renvoie à l'utopie, et pour qui le pragmatisme doit se réaliser en emprise étatique totalitaire.

Au secours Chesterton ! Devant le messianisme antichristique du chef de l'Etat, soyons plutôt des réalistes empreints d'idéaux comme  Chesterton le souhaitait. Ne renonçons pas à vouloir concrètement défendre un idéal de chrétienté qui a fait depuis longtemps la preuve de son équilibre et de son humanité. « Beaucoup d'hommes du Moyen-Âge ont échoué à se mettre à la hauteur de leurs idéaux, écrit Chesterton. Mais bien plus d'hommes contemporains échouent d'une manière encore plus désatreuse en voulant vivre sans. Et à travers cet échec nous devons progressivement chercher à comprendre les véritables avantages de cette ancienne organisation, qui a échoué seulement en partie, d'après laquelle, au moins en théorie,  l'homme de paix était supérieur à l'homme de guerre et la pauvreté supérieure à la richesse. » (Pourquoi je suis catholique, Via Romana, p. 197). Cessons de jouer à Robinson et ouvrons nos églises !

La deuxième image surprenante utilisée par Macron a fait pouffer de rire Franck Riester et nous a laissé quelque peu interloqués. C'est le passage du discours où Macron déclare : « on rentre dans une période où on doit en quelque sorte enfourcher le tigre, et donc le domestiquer... »

Mais gardons nous de mettre trop vite cette image sur le compte du calembour... Le chef de l'Etat ne se laisserait-il pas fasciner par une référence fascisante ? Et au-delà du ton de matamore qu'il adopte, cette allusion ne serait-elle pas l'aveu d'un profond pessimisme ?

Dans son dernier ouvrage Chevaucher le Tigre (1964), le philosophe italien Julius Évola, pose une question qui présuppose une vision du monde profondément désenchantée : « dans quelle mesure peut-on accepter pleinement un état de dissolution sans en être touché intérieurement ? » Il y répond par une solution individualiste, qui a de quoi effrayer quand elle est reprise à son compte par le responsable du destin d'une nation.

Évola constate que l’homme moderne est au milieu d'un champ de ruines, et il pense qu'il ne doit plus compter que sur lui-même pour s’orienter dans l’existence. Dans un monde détruit pas le matérialisme et la technologie aveugles, la solution, pour le penseur italien, ne réside pas dans les « solutions de sortie de crise », puisque l'action politique devient inutile. Et il n'est même plus loisible de se réfugier dans les « choses de l'esprit », puisque les grandes institutions religieuses sont mortes sous les coups de la modernité.

Que faire alors ? « Chevaucher le tigre », nous dit Evola. Cette  formule de la culture d'extrême-orient signifie que, si l’on réussit à chevaucher le tigre, on l’empêche de se jeter sur vous et si, en outre, on parvient à maintenir la prise on aura peut-être raison de lui. En l’occurrence, le tigre représente la société moderne, et il appartient à un certain type d’homme, les « hommes différenciés », de trouver en eux-mêmes les remèdes contre les poisons de cette société. Comme Nietzsche ou Shopenhauer, Évola rejette l'idée d'une transcendance qui rendrait raison de l'existence ; les « sages » ne peuvent se réaliser que dans l'existence tragique, et cette existence est toujours au bord du gouffre.

Dans la logique de cette distanciation individualiste (et non pas sociale), la posture politique prônée par Évola est précisément « l’apoliteia »,  inéluctable distance de l’homme différencié à l’égard de la société moderne, refus absolu d'entretenir avec elle le moindre lien. L’action politique n’a plus aucun sens sauf peut-être lorsque elle est conçue comme une façon d'éprouver sa force individuelle en s'opposant à l’Etat moderne, sous la forme de la réaction fasciste ou de l'action anarchiste...

Voilà qui ouvre des perspectives sur l'optimisme de façade du Président en marche...

Romane GATIDOR