On peut revoir sur
BFMTV, le show présidentiel surréaliste du mercredi 6 mai 2020, où un Emmanuel
Macron gesticulant et survolté a présenté à la place de Franck Riester, relégué
au rang de spectateur, le plan de politique culturelle du gouvernement pour
sauver le monde de la culture face à l’épidémie de coronavirus.
Les gestes saccadés et l'usage d'images
et de métaphores insolites donne l'impression qu'on est face à un homme sous
l'emprise de la cocaïne ! En vue d'un « été apprenant et culturel », le
Président nous conseille d'aller, comme Robinson Crusoé, « dans la cale
chercher ce qui va nous permettre de survivre : du fromage, du jambon... des
choses très concrètes », sans oublier d' « enfourcher le tigre »...
L'interrogation sur la santé mentale du
discourant nous gagne... Mais pour mieux décrypter le non-sens de ce discours,
il est intéressant de se référer aux spécialistes de la réthorique macronienne,
pour qui ces images ne sont pas si surprenantes.
Depuis son entrée en politique, « la
figure de ''l'idéaliste en même temps
pragmatique'' n'a pas quitté les discours d'Emmanuel Macron », écrit
Adrien Gaboulaud, dans Paris-Match. « Le 27 août 2015,
lors de son discours devant l'aile droite du Parti socialiste à Léognan, en Gironde,
le ministre de l'Economie de François Hollande évoque Robinson et ses jambons,
associant alors la parabole à l'écrivain anglais G.K. Chesterton (…) Candidat à
la présidentielle, il évoque Chesterton, Robinson et les jambons dans un
discours surprise à Bobino, en février 2017. ''Je cite souvent cette phrase
de Chesterton, qui est un formidable auteur britannique qu’on a oublié, (...)
nous disant : les idéalistes véritables sont des grands pragmatiques. Il
prenait souvent l’exemple de Robinson Crusoé. Robinson Crusoé, qui est un vrai
idéaliste. Il ne part pas avec des poèmes sur l’île, il part avec des jambons,
du fromage, du pain, de quoi tenir sur l’île. Nous nous sommes des vrais
idéalistes donc des idéalistes pragmatiques.'' En juin 2019, encore, c'est
dans un discours hommage à Georges Pompidou que l'on retrouve l'allusion. Il
s'agit cette fois de louer « l'attachement au détail » de son prédécesseur. ''Les
vrais idéalistes aiment le détail et ce qui permet d'aller au bout de ses
rêves'', note-t-il après avoir répété une énième fois l'histoire de
Robinson Crusoé accumulant jambons et fromages, avant d'abandonner l'épave de
son navire qui a fait naufrage.»
En réitérant cette réthorique et cette
citation fétiche, Macron cependant détourne honteusement la véritable pensée du
grand Chesterton. Ce roboratif écrivain catholique, qui déployait l'art du
paradoxe pour nous inciter à penser à contre-courant, ne voulait certes pas que
nous soyons des « idéalistes pragmatiques », surtout pas à la mode de Macron chez
qui l'idéalisme renvoie à l'utopie, et pour qui le pragmatisme doit se réaliser
en emprise étatique totalitaire.
Au secours Chesterton ! Devant le
messianisme antichristique du chef de l'Etat, soyons plutôt des réalistes
empreints d'idéaux comme Chesterton le
souhaitait. Ne renonçons pas à vouloir concrètement défendre un idéal de
chrétienté qui a fait depuis longtemps la preuve de son équilibre et de son
humanité. « Beaucoup d'hommes du Moyen-Âge ont échoué à se mettre à la hauteur
de leurs idéaux, écrit Chesterton. Mais bien plus d'hommes contemporains
échouent d'une manière encore plus désatreuse en voulant vivre sans. Et à
travers cet échec nous devons progressivement chercher à comprendre les
véritables avantages de cette ancienne organisation, qui a échoué seulement en
partie, d'après laquelle, au moins en théorie,
l'homme de paix était supérieur à l'homme de guerre et la pauvreté
supérieure à la richesse. » (Pourquoi je suis catholique, Via Romana, p.
197). Cessons de jouer à Robinson et ouvrons nos églises !
La deuxième image surprenante utilisée
par Macron a fait pouffer de rire Franck Riester et nous a laissé quelque peu
interloqués. C'est le passage du discours où Macron déclare : « on rentre dans
une période où on doit en quelque sorte enfourcher le tigre, et donc le
domestiquer... »
Mais gardons nous de mettre trop vite
cette image sur le compte du calembour... Le chef de l'Etat ne se laisserait-il
pas fasciner par une référence fascisante ? Et au-delà du ton de matamore qu'il
adopte, cette allusion ne serait-elle pas l'aveu d'un profond pessimisme ?
Dans son dernier ouvrage Chevaucher
le Tigre (1964), le philosophe italien Julius Évola, pose une question
qui présuppose une vision du monde profondément désenchantée : « dans quelle
mesure peut-on accepter pleinement un état de dissolution sans en être touché
intérieurement ? » Il y répond par une solution individualiste, qui a de quoi
effrayer quand elle est reprise à son compte par le responsable du destin d'une
nation.
Évola constate que l’homme moderne est
au milieu d'un champ de ruines, et il pense qu'il ne doit plus compter que sur
lui-même pour s’orienter dans l’existence. Dans un monde détruit pas le
matérialisme et la technologie aveugles, la solution, pour le penseur italien,
ne réside pas dans les « solutions de sortie de crise », puisque l'action
politique devient inutile. Et il n'est même plus loisible de se réfugier dans
les « choses de l'esprit », puisque les grandes institutions religieuses sont
mortes sous les coups de la modernité.
Que faire alors ? « Chevaucher le tigre
», nous dit Evola. Cette formule de la
culture d'extrême-orient signifie que, si l’on réussit à chevaucher le tigre,
on l’empêche de se jeter sur vous et si, en outre, on parvient à maintenir la
prise on aura peut-être raison de lui. En l’occurrence, le tigre représente la
société moderne, et il appartient à un certain type d’homme, les « hommes
différenciés », de trouver en eux-mêmes les remèdes contre les poisons de cette
société. Comme Nietzsche ou Shopenhauer, Évola rejette l'idée d'une
transcendance qui rendrait raison de l'existence ; les « sages » ne peuvent se
réaliser que dans l'existence tragique, et cette existence est toujours au bord
du gouffre.
Dans la logique de cette distanciation
individualiste (et non pas sociale), la posture politique prônée par Évola est
précisément « l’apoliteia », inéluctable distance de l’homme différencié
à l’égard de la société moderne, refus absolu d'entretenir avec elle le moindre
lien. L’action politique n’a plus aucun sens sauf peut-être lorsque elle est
conçue comme une façon d'éprouver sa force individuelle en s'opposant à l’Etat
moderne, sous la forme de la réaction fasciste ou de l'action anarchiste...
Voilà qui ouvre des perspectives sur l'optimisme de
façade du Président en marche...
Romane GATIDOR