Dans un article
publié en ligne le 18 décembre 2019 sur le site causeur.fr, Michael Sadoun
prend la défense de Jean-Paul Delevoye, par un texte que résume le propos cité en
exergue : « Je me moque bien des mandats occupés par Delevoye tant qu’ils
n’obstruent pas le service de l’intérêt général ». Que, dans la presse
qualifiée de réactionnaire par le politiquement correct, on en vienne pratiquement
à considérer la démission de Jean-Paul Delevoye comme un drame national, voilà
qui laisse perplexe.
À la limite, on
peut certes concevoir qu’on juge tolérable le fait, pour un haut-fonctionnaire
multicarte, présenté comme un bénévole vertueux (quoique son profil évoque plutôt
celui d’un oligarque, à considérer le revenu), de produire des fausses
déclarations concernant une situation de conflit d'intérêt identifiable par
tout un chacun.
Plus délicate
est la thèse de la bonne foi, dès lors qu’un réformateur à qui on prête tant de
génie serait incapable de remplir convenablement un formulaire de cinq pages,
pour dire ce qu'il fait dans la vie depuis cinq ans.
Et, dans l’ensemble, il est quand même très difficile,
voire impossible, de se départir de la désagréable impression que Delevoye et
le gouvernement se moquent du monde, tout bonnement. A un ami qui me répèterait
le même discours, dans une situation analogue, je finirais sûrement par
répliquer, sans attendre très longtemps : « C’est bon, maintenant, arrête ! ».
Les grands corrompus font-ils automatiquement les grands politiques ?
Ou bien encore,
pour le dire autrement, « préférons-nous la moralité à l’efficacité ? »,
comme l’écrit Michael Sadoun.
Cela voudrait-il
dire qu’il faille nécessairement se comporter de façon notoirement immorale
pour être notoirement efficace ? A vrai dire je ne comprends pas cette
espèce d'éloge de la corruption qui emporte régulièrement les journalistes de
Causeur, par des mises en abîme dialectiques qui se veulent assurément très
subtiles, politiquement.
Le problème
tient en réalité en un seul mot, justement, et c’est celui que je viens
d'écrire : la question est politique. À la limite, je me moque en effet de
savoir, moi aussi, qu’un sénateur repu mange des homards avec son caviar, ou
bien qu'il cumule un nombre de mandats incroyable (des mandats que, de toute
évidence, il sera dans l'impossibilité matérielle d'exercer correctement),
contre une rémunération qui passe toute mesure.
Mais n'est pas Talleyrand qui veut. Et,
personnellement, je n'aurais pas l'idée, c'est un exemple, de prendre la
défense des apparatchiks soviétiques qui, pour avoir constitué clandestinement
des fortunes personnelles qui se chiffrent en millions, n'en ont pas moins ruiné
les pays et les sociétés qu’ils conduisaient vers le seul et unique « bonheur »
suprême admis (comme pour Delevoye, le succès tient tout entier dans le
déclaratif ; nul besoin de le chercher là où il n’est pas). Non, vraiment,
l’idée ne me viendrait pas de défendre la noirceur de ces personnages
sinistres, au seul motif que, forcément, la transparence, c'est caca...
« Que des gens comme vous aient pu diriger mon pays… »[1]
Or Jean-Paul
Delevoye tient plutôt du ministre de la culture est-allemand Hempf, dans le
film La Vie des autres, que du Prince de Machiavel. Son bilan politique est
nullissime ; son chef-d'œuvre, dans cet ordre, restera sans doute son
mandat à la présidence du CESE. Et c’est une réalité qui perdure par-delà les
formules magiques et en dépit des épouvantails qu’on peut bien agiter, en
prononçant par exemple le mot d’« inquisition » ou bien en plaidant
la raison d’État (ne pas défendre Delevoye, selon Michael Sadoun, reviendrait à
faire le lit du népotisme et de la ploutocratie : il fallait quand même y
penser !).
Comme Delevoye, je pourrais bien, moi aussi, produire
des attestations (les miennes, celles de mes copains) pour faire connaître à
tout le monde à quel point je suis merveilleusement compétent, malgré mes
faillites – à charge pour les journalistes crédules (ou bien serviles, ou bien
les deux) de propager cette légende dorée, sans une once de recul – et je serais
même capable, voyez-vous, d’accepter aussi des rémunérations bénévoles de mêmes
montants. Donc vous voyez bien que, moi aussi, j’ai le potentiel d’un véritable
héros politique !
Causeur et les
« mutins de Panurge »
Le magazine
Causeur, dirigé par Élisabeth Lévy, s'est érigé à moult reprises comme
dépositaire de l'héritage intellectuel et littéraire du grand écrivain Philippe
Muray. Mais là encore, ce n'est pas le tout de citer. Et si les fameux « mutins
de Panurge » n’étaient pas ceux qu’on désigne ? En l’occurrence je ne
suis pas certain que le fait de chanter les prétendues vertus de l’hyper expert
Delevoye, à l’unisson du gouvernement, représente la forme la plus aboutie de
l’insurrection intellectuelle et journalistique.
Pour conclure, est-il indispensable d'être honnête
pour faire de la bonne politique ? Telle était en substance la question posée
dans l’article de Causeur, et c'est effectivement une question qui peut se
poser. Ce qui paraît indispensable, en tout cas, c’est de porter une vision qui
dépasse l’horizon de sa propre personne ou de sa propre caste. Mais une autre
question se pose aussi, après lecture de l’article dont nous parlons :
est-il nécessaire et suffisant de dire n’importe quoi pour pouvoir être considéré
(et surtout pour se considérer soi-même) comme un rebelle authentique ? A
priori ça n’a pas de sens, mais d’aucuns semblent en avoir pris le parti.
François Girardin
[1] L’écrivain Georg Dreyman au ministre Bruno Hempf,
dans le film « La Vie des autres ».