jeudi 19 décembre 2019

Les leçons de l’affaire Delevoye selon Causeur : la corruption comme signe extérieur de compétence ?

Dans un article publié en ligne le 18 décembre 2019 sur le site causeur.fr, Michael Sadoun prend la défense de Jean-Paul Delevoye, par un texte que résume le propos cité en exergue : « Je me moque bien des mandats occupés par Delevoye tant qu’ils n’obstruent pas le service de l’intérêt général ». Que, dans la presse qualifiée de réactionnaire par le politiquement correct, on en vienne pratiquement à considérer la démission de Jean-Paul Delevoye comme un drame national, voilà qui laisse perplexe.

À la limite, on peut certes concevoir qu’on juge tolérable le fait, pour un haut-fonctionnaire multicarte, présenté comme un bénévole vertueux (quoique son profil évoque plutôt celui d’un oligarque, à considérer le revenu), de produire des fausses déclarations concernant une situation de conflit d'intérêt identifiable par tout un chacun.

Plus délicate est la thèse de la bonne foi, dès lors qu’un réformateur à qui on prête tant de génie serait incapable de remplir convenablement un formulaire de cinq pages, pour dire ce qu'il fait dans la vie depuis cinq ans.

Et, dans l’ensemble, il est quand même très difficile, voire impossible, de se départir de la désagréable impression que Delevoye et le gouvernement se moquent du monde, tout bonnement. A un ami qui me répèterait le même discours, dans une situation analogue, je finirais sûrement par répliquer, sans attendre très longtemps : « C’est bon, maintenant, arrête ! ».

Les grands corrompus font-ils automatiquement les grands politiques ?

Ou bien encore, pour le dire autrement, « préférons-nous la moralité à l’efficacité ? », comme l’écrit Michael Sadoun.

Cela voudrait-il dire qu’il faille nécessairement se comporter de façon notoirement immorale pour être notoirement efficace ? A vrai dire je ne comprends pas cette espèce d'éloge de la corruption qui emporte régulièrement les journalistes de Causeur, par des mises en abîme dialectiques qui se veulent assurément très subtiles, politiquement.

Le problème tient en réalité en un seul mot, justement, et c’est celui que je viens d'écrire : la question est politique. À la limite, je me moque en effet de savoir, moi aussi, qu’un sénateur repu mange des homards avec son caviar, ou bien qu'il cumule un nombre de mandats incroyable (des mandats que, de toute évidence, il sera dans l'impossibilité matérielle d'exercer correctement), contre une rémunération qui passe toute mesure.

Mais n'est pas Talleyrand qui veut. Et, personnellement, je n'aurais pas l'idée, c'est un exemple, de prendre la défense des apparatchiks soviétiques qui, pour avoir constitué clandestinement des fortunes personnelles qui se chiffrent en millions, n'en ont pas moins ruiné les pays et les sociétés qu’ils conduisaient vers le seul et unique « bonheur » suprême admis (comme pour Delevoye, le succès tient tout entier dans le déclaratif ; nul besoin de le chercher là où il n’est pas). Non, vraiment, l’idée ne me viendrait pas de défendre la noirceur de ces personnages sinistres, au seul motif que, forcément, la transparence, c'est caca...

« Que des gens comme vous aient pu diriger mon pays… »[1]


Or Jean-Paul Delevoye tient plutôt du ministre de la culture est-allemand Hempf, dans le film La Vie des autres, que du Prince de Machiavel. Son bilan politique est nullissime ; son chef-d'œuvre, dans cet ordre, restera sans doute son mandat à la présidence du CESE. Et c’est une réalité qui perdure par-delà les formules magiques et en dépit des épouvantails qu’on peut bien agiter, en prononçant par exemple le mot d’« inquisition » ou bien en plaidant la raison d’État (ne pas défendre Delevoye, selon Michael Sadoun, reviendrait à faire le lit du népotisme et de la ploutocratie : il fallait quand même y penser !).


Comme Delevoye, je pourrais bien, moi aussi, produire des attestations (les miennes, celles de mes copains) pour faire connaître à tout le monde à quel point je suis merveilleusement compétent, malgré mes faillites – à charge pour les journalistes crédules (ou bien serviles, ou bien les deux) de propager cette légende dorée, sans une once de recul – et je serais même capable, voyez-vous, d’accepter aussi des rémunérations bénévoles de mêmes montants. Donc vous voyez bien que, moi aussi, j’ai le potentiel d’un véritable héros politique !

Causeur et les « mutins de Panurge »

Le magazine Causeur, dirigé par Élisabeth Lévy, s'est érigé à moult reprises comme dépositaire de l'héritage intellectuel et littéraire du grand écrivain Philippe Muray. Mais là encore, ce n'est pas le tout de citer. Et si les fameux « mutins de Panurge » n’étaient pas ceux qu’on désigne ? En l’occurrence je ne suis pas certain que le fait de chanter les prétendues vertus de l’hyper expert Delevoye, à l’unisson du gouvernement, représente la forme la plus aboutie de l’insurrection intellectuelle et journalistique.

Pour conclure, est-il indispensable d'être honnête pour faire de la bonne politique ? Telle était en substance la question posée dans l’article de Causeur, et c'est effectivement une question qui peut se poser. Ce qui paraît indispensable, en tout cas, c’est de porter une vision qui dépasse l’horizon de sa propre personne ou de sa propre caste. Mais une autre question se pose aussi, après lecture de l’article dont nous parlons : est-il nécessaire et suffisant de dire n’importe quoi pour pouvoir être considéré (et surtout pour se considérer soi-même) comme un rebelle authentique ? A priori ça n’a pas de sens, mais d’aucuns semblent en avoir pris le parti.

François Girardin

[1] L’écrivain Georg Dreyman au ministre Bruno Hempf, dans le film « La Vie des autres ».