mardi 3 avril 2018

Crise de la SNCF, crise du régime socialiste et jacobin


Un article exceptionnel sur la SNCF tiré de la revue Reconquête:

 De tout temps les réseaux de transports ont manifesté la réalité profonde d’une nation, d’un État, d’un empire. Voies romaines, chemins médiévaux, routes monarchiques, chemins de fer dès le XIXe siècle, autoroutes et aéroports au XXe : tous, par leurs structures, leur degré d’élaboration, leur trafic résument les modes de vie et d’organisation des peuples qu’ils desservent. Aujourd’hui en France, la crise de la SNCF, monopole d’État sur les chemins de fer, qu’une énième réforme est censée vouloir sortir de l’ornière, signe à sa façon la déliquescence de la république qu’elle dessert. Crise sociale, crise financière, crise territoriale d’un régime socialiste et jacobin. Le rapport Spinetta, « très conformiste » selon l’avis de la puissante fédération d’usagers Fnaut, suivi des propositions de réforme du gouvernement Philippe, ne font qu’effleurer quelques solutions partielles.

L’affaire du statut

Déliquescence sociale d’abord. Est-il compréhensible que 130 000 cheminots sur 150 000 qui travaillent dans le ferroviaire, bénéficient du même statut en béton que ceux des années 1920, quand les candidats à l’embauche étaient rares et les conditions de travail, en particulier la conduite des locomotives à vapeur ou les travaux de force sur les voies, épuisantes ? Qu’on ne puisse accéder au statut qu’en étant recruté avant l’âge de 30 ans ? Aujourd’hui, le pilotage d’un TGV ou d’une locomotive moderne reste contraignant mais sans commune mesure, les voies sont rénovées par des trains-usines privés et les horaires décalés ne sont pas pires que ceux d’une infirmière de clinique. Pourtant, les cheminots au statut sont inamovibles, bénéficient d’un avancement garanti, d’un système de retraite avantageux largement financé par le contribuable bien qu’un peu plus onéreux en cotisations, d’un réseau médical totalement gratuit, de logements. Le glissement vieillesse-technicité induit une hausse de la masse salariale de 2,4 % par an contre 2 % chez les autres opérateurs et 1,5 % dans les grandes entreprises. République égalitaire ?
Le statut exclut la possibilité même d’un plan de départ volontaire. Ce blocage a par exemple laissé désœuvrés mais payés des dizaines de conducteurs de trains de fret, la SNCF cédant des parts de marché dans ce secteur. Le statut impose des frais de formation démesurés pour reclasser les personnels en interne. La proposition de ne plus recruter de cheminots au statut paraît évidente, comme cela s’est produit à la Poste. En revanche, elle ne résout pas la question du maintien du statut pour les personnels d’une ligne TER qui serait déléguée à une autre entreprise après ouverture à la concurrence (fin 2019), limitant de fait l’avantage comparatif.
 Reste que le statut n’est pas le seul obstacle à une amélioration de la performance de la SNCF. Les réglementations nationales par métiers, par leur extrême rigidité, interdisent la polyvalence, font bondir les coûts salariaux dans le domaine de la conduite ou de la maintenance, interdisent l’adaptation des tâches aux conditions locales, traitant de la même façon un conducteur du RER C et celui d’un autorail entre Mende et La Bastide. Elles sont pour partie responsables de l’abandon de la desserte fret par wagon isolé en 2010 pour cause de déficit, qui a poussé vers la route des centaines de chargeurs, comme en témoigne le nombre impressionnant de raccordements à l’abandon. Elles participent à l’explosion des coûts de maintenance des lignes capillaires.

L’énorme dette

Déliquescence  financière ensuite. Si les résultats de SNCF Mobilité pour 2017 publiés fin février sont flatteurs, avec une hausse de 4,7 % de son chiffre d’affaire (+8,7 % pour TGV France, +3,7 % pour Intercités, +3,6 % pour TER et +3,3 % pour Transilien), et un résultat net récurrent de 895 millions d’euros, SNCF Réseau, qui exploite, entretient et développe les voies quand il ne les ferme pas, voit sa dette croître de 1,7 milliard d’euros, à 46,6 milliards (sept fois son chiffre d’affaire !), avec un résultat net de -157 millions d’euros malgré la hausse des péages imposée aux opérateurs : SNCF pour les voyageurs, SNCF et concurrents pour le fret, le marché ayant été ouvert pour ce dernier en 2007.
La question de la dette est centrale, et le rapport Spinetta fait là encore preuve d’une troublante timidité. Il se contente d’évoquer, parmi d’autres, la reprise d’une partie par l’État. Or cette dette est celle contractée pour construire l’essentiel du réseau à grande vitesse et pour entretenir, à des coûts prohibitifs et bien trop partiellement, le réseau ancien. En un mot, la puissance publique s’est défaussée sur la SNCF de sa mission régalienne consistant à financer l’infrastructure de base que constitue le chemin de fer. Elle y trouve un avantage comptable évident : cette dette ferroviaire n’est pas incluse dans la dette publique au titre du pacte de stabilité européen (critères de Maastricht). En revanche l’État ou les collectivités s’endettent pour financer l’entretien ou l’extension du réseau routier non concédé. Et personne ne pleure sur la « dette routière » en proposant par exemple de supprimer des routes à faible trafic dont l’entretien coûte les yeux de la tête aux départements. Il est clair que la dette ferroviaire est une dette d’État et devrait être reconnue comme telle,  n’en déplaise aux joueurs de bonneteau de Bercy qui tremblent devant les oukases de Bruxelles.

Les « petites lignes » en question

Déliquescence territoriale enfin. Là réside la plus insupportable provocation du rapport Spinetta et le grand non-dit du premier ministre Édouard Philippe qui a prudemment joué la défausse sur une nouvelle contraction du réseau. Jean-Cyril Spinetta déplore que 9 000 kilomètres de « petites lignes » coûtent 1,7 milliard d’euros par an et ne voient passer que 2 % des voyageurs. Les arguments sont évidemment spécieux et insupportables à la France « provinciale », celle dont l’odeur rance incommode M. Macron. Il faut d’abord savoir que ces 9 000 kilomètres de « petites lignes » équivalent à 40 % du réseau exploité et que leur fermeture réduirait le chemin de fer en France à une étoile autour de Paris.
Il faut savoir que la SNCF facture à un coût supérieur de 30 % environ par rapport à son homologue allemande ses services TER aux régions et que 5 000 km de ces lignes sont frappées de ralentissements pour défaut d’entretien, dont la « petite » transversale Bordeaux-La Rochelle-Nantes, axe dans un état de déliquescence scandaleux. La carte de ces « petites lignes » inclut ainsi tout le réseau ferré des Alpes du Sud (étoiles de Veynes), soit la desserte de quatre départements ! Ou ce qui reste de desserte du Massif Central, déjà grand sacrifié du malthusianisme centralisateur.
 Il faut aussi savoir que le mantra des fermetures de lignes pour retrouver l’équilibre financier est répété à l’envie depuis la création de la SNCF en 1938. Au cours des seules deux premières années de son existence (1938-1939), la SNCF avait déjà fermé… 8 390 km de « petites lignes » soit près de quatre fois la longueur du réseau à grande vitesse actuel ! Pour la seule année 1980, elle en a supprimé 752 km et pour la seule année 1970… 1 365 km ! En 80 années d’existence, la SNCF a neutralisé environ la moitié du réseau dont elle a hérité des compagnies, soit plus de 20 000 km de lignes, laissant derrière elle un cimetière de splendides ouvrages d’art, de gares abandonnées, de rails rouillés jusqu’aux aux abords d’agglomérations embouteillées.
Chaque fois, la SNCF joue le pourrissement du service pour justifier ensuite sa suppression. Un expert ferroviaire suisse explique, cité par TransportRail.com : « Il existe deux solutions pour les trains vides : les remplir ou les supprimer. Et en Suisse, on choisit généralement la première solution ! ». La Suisse n’a supprimé quasiment aucune ligne de son réseau historique, au contraire de la France qui affiche un record en la matière.
Pendant que M. Spinetta suggère scandaleusement « l’examen » de la survie de 9 000 km de lignes en France, et alors que la SNCF a encore supprimé 756 km de lignes au service voyageur au cours des six dernières années, l’Allemagne vient d’en rouvrir 700 km grâce à des délégations de service public (rénovation, maintenance, exploitation) concurrentielles.
Une étude d’un service officiel de l’État, le Cerema, publiée en 2016, comparaît trois « petites lignes » : Busseau-Felletin (Creuse) entretenue et exploitée par la SNCF ; Valençay-Salbris (Indre) sous-traitée à Keolis (filiale de la SNCF) ; et Carhaix-Paimpol (Côtes d’Armor) sous-traitée à la CFTA. L’étude relevait des coûts par kilomètre-train sur les lignes sous-traités jusqu’à six fois inférieurs à ceux de la « petite ligne » exploitée par la SNCF. Elle concluait : « À ce jour, les régions et l’État paient des redevances sans rapport avec le caractère particulier de ces lignes (régionales) et de leurs trafics ». Quand la région Picardie a retiré la gestion de la ligne capillaire fret Saint-Quentin-Origny à SNCF Réseau pour la confier à Europorte Services (filiale de Getlink, Eurotunnel), la facture régionale est tombée de 600 000 à 345 000 euros. À l’inverse, pour rénover Libourne-Périgueux, l’Aquitaine vient de voir le devis de SNCF-Réseau bondir de 45 à 80 millions d’euros en un an, révèle Le Canard Enchaîné. Et chaque pelliculage de train aux couleurs d’une région lui est facturé… 100 000 euros.

Le jacobinisme ferroviaire

Au final, la France se retrouve avec un réseau ferroviaire coûteux, endetté, peu agile et surtout gravement inéquitable, traduisant la nature obstinément centralisatrice et jacobine de son système politique. Car pendant que des départements entiers voyaient leurs trains remplacés par des autocars aux horaires squelettiques et aux arrêts en bord de route, le système développait 2 500 km de lignes à grande vitesse toutes centrées sur Paris, y compris la LGV mal-nommée Rhin-Rhône (Dijon-Mulhouse) dont la majorité du trafic reste radial. De même, l’Ile-de-France se voyait suréquipée de voies ferrées (métro en constant développement, RER, Transilien ou bientôt Grand Paris Express à 35 milliards d’euros), soit la plus forte densité ferroviaire au monde alors que le reste du pays connaît l’une des plus faibles densités ferroviaires d’Europe. Une schizophrénie française, qui touche même les métropoles puisque Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse ou Lille ne possèdent pas de RER à haute fréquence contrairement à leurs homologues allemandes, britanniques ou espagnoles.
Un exemple parmi mille autres : l’ouest lyonnais, de Lyon à Craponne et Vaugneray, zone en pleine expansion, était desservi jusqu’en 1954 par un tramway régional électrique performant. Aujourd’hui, le temps de parcours par bus et navettes de bout en bout (45 mn, avec une correspondance, malgré des voies réservées) sont supérieurs à ce qu’ils étaient voici soixante-quatre ans (37 mn). Il monte à 90 mn par voiture sur la  route sursaturée.
Le gouvernement semble vouloir relancer les « transports du quotidien » en particulier aux abords des grandes agglomérations. Mais on entend surtout parler de l’Ile-de-France. Pour l’année 2018, le réseau SNCF de la « région capitale » (12 millions d’habitants) recevra 1,8 milliard d’euros au titre des seuls travaux de régénération. Celui de la région Occitanie (5,77 millions d’habitants, la surface de l’Autriche) n’en recevra que 428 millions, soit une somme par habitant de 74 euros, deux fois moins importante que celle investie en Ile-de-France (150 euros). Et encore ne comptabilisons-nous pas les investissements de la RATP sur sa part du RER. Le transfert aux régions de la propriété des lignes principalement circulées par des TER est une idée intéressante si elle s’accompagne d’un transfert de ressources. Or les régions financent déjà hors de leurs compétences une part des voies régionales qui pourtant sont pleine propriété de SNCF Réseau, laquelle leur facture ses prestations au prix fort alors que la participation de l’État aux actuels contrats de plan État-Régions, promise à 3 milliards d’euros, a été réduite à 2,2 milliards.

L’exemple suisse, allemand, espagnol…

La crise du système ferroviaire français, sa dette, sa schizophrénie géographique, sa violente inégalité territoriale, ne pourront être résolus que par la sincérité des comptes avec reprise de la dette qui lui revient par l’État. S’imposerait un schéma ferroviaire national multipolaire discuté et arrêté par le Parlement alors que la consistance du réseau ferré lui échappe, une saine émulation par délégation de service public de l’exploitation des lignes régionales – système dont la SNCF profite à l’étranger alors que son marché reste verrouillé jusqu’en 2019 -, le rééquilibrage des investissements de l’Ile-de-France vers les autres régions, l’adaptation des normes (classement des lignes, référentiels de maintenance) à la réalité du terrain.
On objectera que depuis 80 ans la SNCF incarne la France. On répondra que depuis 80 ans la SNCF incarne surtout le jacobinisme monopolistique d’État au service d’une conception centralisatrice et totalitaire du territoire. Le service public dont se gargarisent gauche et syndicats n’implique en rien un monopole d’État pour sa réalisation, mais un contrôle et une solidarité garantis par l’Etat régalien. La SNCF et ses 25 000 km de lignes fermées depuis sa naissance prouvent l’échec du système.
Les chemins de fer suisses, qui bénéficient de ressources publiques pérennes et assumées mais dont l’exploitation est répartie entre un réseau fédéral et une multitude de réseaux propriétés des cantons, illustrent le succès d’un système basé sur le principe de subsidiarité. Il en va de même en Allemagne ou en Espagne, où les réseaux autonomes régionaux se développent, multipliant les innovations : tram-train en Sarre ou Bade-Wurtemberg, réseaux ruraux métriques transformés en RER à Valence, Barcelone ou Bilbao… La technique ferroviaire, capacitaire, au rendement croissant, sûre, écologique, intégratrice, ne doit pas rester accaparée par la tête hypertrophiée du pays. Elle doit continuer de servir les régions, même périphériques ou peu peuplées, pour éviter leur paupérisation à l’heure où les élites déterritorialisées chantent l’ère du travail à distance.

Michel Léon