Un article exceptionnel sur la SNCF tiré de la revue Reconquête:
De tout temps les
réseaux de transports ont manifesté la réalité profonde d’une nation, d’un
État, d’un empire. Voies romaines, chemins médiévaux, routes monarchiques,
chemins de fer dès le XIXe siècle, autoroutes et aéroports au XXe :
tous, par leurs structures, leur degré d’élaboration, leur trafic résument les
modes de vie et d’organisation des peuples qu’ils desservent. Aujourd’hui en
France, la crise de la SNCF, monopole d’État sur les chemins de fer, qu’une
énième réforme est censée vouloir sortir de l’ornière, signe à sa façon la
déliquescence de la république qu’elle dessert. Crise sociale, crise
financière, crise territoriale d’un régime socialiste et jacobin. Le rapport
Spinetta, « très conformiste » selon l’avis de la puissante
fédération d’usagers Fnaut, suivi des propositions de réforme du gouvernement
Philippe, ne font qu’effleurer quelques solutions partielles.
L’affaire du statut
Déliquescence
sociale d’abord.
Est-il compréhensible que 130 000 cheminots sur 150 000 qui
travaillent dans le ferroviaire, bénéficient du même statut en béton que ceux
des années 1920, quand les candidats à l’embauche étaient rares et les
conditions de travail, en particulier la conduite des locomotives à vapeur ou
les travaux de force sur les voies, épuisantes ? Qu’on ne puisse accéder
au statut qu’en étant recruté avant l’âge de 30 ans ? Aujourd’hui, le
pilotage d’un TGV ou d’une locomotive moderne reste contraignant mais sans
commune mesure, les voies sont rénovées par des trains-usines privés et les
horaires décalés ne sont pas pires que ceux d’une infirmière de clinique.
Pourtant, les cheminots au statut sont inamovibles, bénéficient d’un avancement
garanti, d’un système de retraite avantageux largement financé par le
contribuable bien qu’un peu plus onéreux en cotisations, d’un réseau médical
totalement gratuit, de logements. Le glissement vieillesse-technicité induit
une hausse de la masse salariale de 2,4 % par an contre 2 % chez les
autres opérateurs et 1,5 % dans les grandes entreprises. République
égalitaire ?
Le statut exclut la possibilité même d’un plan de départ
volontaire. Ce blocage a par exemple laissé désœuvrés mais payés des dizaines
de conducteurs de trains de fret, la SNCF cédant des parts de marché dans ce
secteur. Le statut impose des frais de formation démesurés pour reclasser les
personnels en interne. La proposition de ne plus recruter de cheminots au
statut paraît évidente, comme cela s’est produit à la Poste. En revanche, elle
ne résout pas la question du maintien du statut pour les personnels d’une ligne
TER qui serait déléguée à une autre entreprise après ouverture à la concurrence
(fin 2019), limitant de fait l’avantage comparatif.
Reste que le
statut n’est pas le seul obstacle à une amélioration de la performance de la
SNCF. Les réglementations nationales par métiers, par leur extrême rigidité,
interdisent la polyvalence, font bondir les coûts salariaux dans le domaine de
la conduite ou de la maintenance, interdisent l’adaptation des tâches aux
conditions locales, traitant de la même façon un conducteur du RER C et celui
d’un autorail entre Mende et La Bastide. Elles sont pour partie responsables de
l’abandon de la desserte fret par wagon isolé en 2010 pour cause de déficit,
qui a poussé vers la route des centaines de chargeurs, comme en témoigne le
nombre impressionnant de raccordements à l’abandon. Elles participent à
l’explosion des coûts de maintenance des lignes capillaires.
L’énorme dette
Déliquescence financière ensuite. Si les résultats de SNCF Mobilité pour
2017 publiés fin février sont flatteurs, avec une hausse de 4,7 % de son
chiffre d’affaire (+8,7 % pour TGV France, +3,7 % pour Intercités,
+3,6 % pour TER et +3,3 % pour Transilien), et un résultat net
récurrent de 895 millions d’euros, SNCF Réseau, qui exploite, entretient et
développe les voies quand il ne les ferme pas, voit sa dette croître de 1,7
milliard d’euros, à 46,6 milliards (sept fois son chiffre d’affaire !),
avec un résultat net de -157 millions d’euros malgré la hausse des péages
imposée aux opérateurs : SNCF pour les voyageurs, SNCF et concurrents pour
le fret, le marché ayant été ouvert pour ce dernier en 2007.
La question de la dette est centrale, et le rapport
Spinetta fait là encore preuve d’une troublante timidité. Il se contente
d’évoquer, parmi d’autres, la reprise d’une partie par l’État. Or cette dette
est celle contractée pour construire l’essentiel du réseau à grande vitesse et
pour entretenir, à des coûts prohibitifs et bien trop partiellement, le réseau
ancien. En un mot, la puissance publique s’est défaussée sur la SNCF de sa
mission régalienne consistant à financer l’infrastructure de base que constitue
le chemin de fer. Elle y trouve un avantage comptable évident : cette
dette ferroviaire n’est pas incluse dans la dette publique au titre du pacte de
stabilité européen (critères de Maastricht). En revanche l’État ou les
collectivités s’endettent pour financer l’entretien ou l’extension du réseau
routier non concédé. Et personne ne pleure sur la « dette routière »
en proposant par exemple de supprimer des routes à faible trafic dont
l’entretien coûte les yeux de la tête aux départements. Il est clair que la
dette ferroviaire est une dette d’État et devrait être reconnue comme telle, n’en déplaise aux joueurs de bonneteau de
Bercy qui tremblent devant les oukases de Bruxelles.
Les « petites lignes » en question
Déliquescence
territoriale
enfin. Là réside la plus insupportable provocation du rapport Spinetta et le
grand non-dit du premier ministre Édouard Philippe qui a prudemment joué la
défausse sur une nouvelle contraction du réseau. Jean-Cyril Spinetta déplore
que 9 000 kilomètres de « petites lignes » coûtent 1,7 milliard
d’euros par an et ne voient passer que 2 % des voyageurs. Les arguments
sont évidemment spécieux et insupportables à la France
« provinciale », celle dont l’odeur rance incommode M. Macron. Il
faut d’abord savoir que ces 9 000 kilomètres de « petites
lignes » équivalent à 40 % du réseau exploité et que leur fermeture
réduirait le chemin de fer en France à une étoile autour de Paris.
Il faut savoir que la SNCF facture à un coût supérieur de
30 % environ par rapport à son homologue allemande ses services TER aux
régions et que 5 000 km de ces lignes sont frappées de ralentissements
pour défaut d’entretien, dont la « petite » transversale Bordeaux-La
Rochelle-Nantes, axe dans un état de déliquescence scandaleux. La carte de ces
« petites lignes » inclut ainsi tout le réseau ferré des Alpes du Sud
(étoiles de Veynes), soit la desserte de quatre départements ! Ou ce qui
reste de desserte du Massif Central, déjà grand sacrifié du malthusianisme
centralisateur.
Il faut aussi
savoir que le mantra des fermetures de lignes pour retrouver l’équilibre
financier est répété à l’envie depuis la création de la SNCF en 1938. Au cours
des seules deux premières années de son existence (1938-1939), la SNCF avait
déjà fermé… 8 390 km de « petites lignes » soit près de quatre
fois la longueur du réseau à grande vitesse actuel ! Pour la seule année 1980,
elle en a supprimé 752 km et pour la seule année 1970… 1 365 km ! En
80 années d’existence, la SNCF a neutralisé environ la moitié du réseau dont
elle a hérité des compagnies, soit plus de 20 000 km de lignes, laissant
derrière elle un cimetière de splendides ouvrages d’art, de gares abandonnées,
de rails rouillés jusqu’aux aux abords d’agglomérations embouteillées.
Chaque fois, la SNCF joue le pourrissement du service pour
justifier ensuite sa suppression. Un expert ferroviaire suisse explique, cité par
TransportRail.com : « Il existe
deux solutions pour les trains vides : les remplir ou les supprimer. Et en
Suisse, on choisit généralement la première solution ! ». La
Suisse n’a supprimé quasiment aucune ligne de son réseau historique, au
contraire de la France qui affiche un record en la matière.
Pendant que M. Spinetta suggère scandaleusement
« l’examen » de la survie de 9 000 km de lignes en France, et
alors que la SNCF a encore supprimé 756 km de lignes au service voyageur au
cours des six dernières années, l’Allemagne vient d’en rouvrir 700 km grâce à
des délégations de service public (rénovation, maintenance, exploitation)
concurrentielles.
Une étude d’un service officiel de l’État, le Cerema,
publiée en 2016, comparaît trois « petites lignes » : Busseau-Felletin
(Creuse) entretenue et exploitée par la SNCF ; Valençay-Salbris (Indre)
sous-traitée à Keolis (filiale de la SNCF) ; et Carhaix-Paimpol (Côtes
d’Armor) sous-traitée à la CFTA. L’étude relevait des coûts par kilomètre-train
sur les lignes sous-traités jusqu’à six fois inférieurs à ceux de la
« petite ligne » exploitée par la SNCF. Elle concluait : « À ce jour, les régions et l’État
paient des redevances sans rapport avec le caractère particulier de ces lignes
(régionales) et de leurs trafics ». Quand la région Picardie a retiré
la gestion de la ligne capillaire fret Saint-Quentin-Origny à SNCF Réseau pour
la confier à Europorte Services (filiale de Getlink, Eurotunnel), la facture
régionale est tombée de 600 000 à 345 000 euros. À l’inverse, pour
rénover Libourne-Périgueux, l’Aquitaine vient de voir le devis de SNCF-Réseau
bondir de 45 à 80 millions d’euros en un an, révèle Le Canard Enchaîné. Et chaque pelliculage de train aux couleurs
d’une région lui est facturé… 100 000 euros.
Le jacobinisme ferroviaire
Au final, la France se retrouve avec un
réseau ferroviaire coûteux, endetté, peu agile et surtout gravement
inéquitable, traduisant la nature obstinément centralisatrice et jacobine de
son système politique. Car pendant que des départements entiers voyaient leurs
trains remplacés par des autocars aux horaires squelettiques et aux arrêts en
bord de route, le système développait 2 500 km de lignes à grande vitesse
toutes centrées sur Paris, y compris la LGV mal-nommée Rhin-Rhône (Dijon-Mulhouse)
dont la majorité du trafic reste radial. De même, l’Ile-de-France se voyait
suréquipée de voies ferrées (métro en constant développement, RER, Transilien
ou bientôt Grand Paris Express à 35 milliards d’euros), soit la plus forte
densité ferroviaire au monde alors que le reste du pays connaît l’une des plus
faibles densités ferroviaires d’Europe. Une schizophrénie française, qui touche
même les métropoles puisque Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse ou Lille ne
possèdent pas de RER à haute fréquence contrairement à leurs homologues
allemandes, britanniques ou espagnoles.
Un exemple parmi mille autres : l’ouest lyonnais, de
Lyon à Craponne et Vaugneray, zone en pleine expansion, était desservi jusqu’en
1954 par un tramway régional électrique performant. Aujourd’hui, le temps de
parcours par bus et navettes de bout en bout (45 mn, avec une correspondance,
malgré des voies réservées) sont supérieurs à ce qu’ils étaient voici
soixante-quatre ans (37 mn). Il monte à 90 mn par voiture sur la route sursaturée.
Le gouvernement semble vouloir relancer les
« transports du quotidien » en particulier aux abords des grandes
agglomérations. Mais on entend surtout parler de l’Ile-de-France. Pour l’année
2018, le réseau SNCF de la « région capitale » (12 millions
d’habitants) recevra 1,8 milliard d’euros au titre des seuls travaux de
régénération. Celui de la région Occitanie (5,77 millions d’habitants, la
surface de l’Autriche) n’en recevra que 428 millions, soit une somme par
habitant de 74 euros, deux fois moins importante que celle investie en
Ile-de-France (150 euros). Et encore ne comptabilisons-nous pas les
investissements de la RATP sur sa part du RER. Le transfert aux régions de la
propriété des lignes principalement circulées par des TER est une idée
intéressante si elle s’accompagne d’un transfert de ressources. Or les régions
financent déjà hors de leurs compétences une part des voies régionales qui
pourtant sont pleine propriété de SNCF Réseau, laquelle leur facture ses
prestations au prix fort alors que la participation de l’État aux actuels
contrats de plan État-Régions, promise à 3 milliards d’euros, a été réduite à
2,2 milliards.
L’exemple suisse, allemand, espagnol…
La crise du système ferroviaire français, sa dette, sa
schizophrénie géographique, sa violente inégalité territoriale, ne pourront
être résolus que par la sincérité des comptes avec reprise de la dette qui lui
revient par l’État. S’imposerait un schéma ferroviaire national multipolaire
discuté et arrêté par le Parlement alors que la consistance du réseau ferré lui
échappe, une saine émulation par délégation de service public de l’exploitation
des lignes régionales – système dont la SNCF profite à l’étranger alors que son
marché reste verrouillé jusqu’en 2019 -, le rééquilibrage des investissements de
l’Ile-de-France vers les autres régions, l’adaptation des normes (classement
des lignes, référentiels de maintenance) à la réalité du terrain.
On objectera que depuis 80 ans la SNCF incarne la France.
On répondra que depuis 80 ans la SNCF incarne surtout le jacobinisme
monopolistique d’État au service d’une conception centralisatrice et
totalitaire du territoire. Le service public dont se gargarisent gauche et
syndicats n’implique en rien un monopole d’État pour sa réalisation, mais un
contrôle et une solidarité garantis par l’Etat régalien. La SNCF et ses
25 000 km de lignes fermées depuis sa naissance prouvent l’échec du
système.
Les chemins de fer suisses, qui bénéficient de ressources
publiques pérennes et assumées mais dont l’exploitation est répartie entre un
réseau fédéral et une multitude de réseaux propriétés des cantons, illustrent
le succès d’un système basé sur le principe de subsidiarité. Il en va de même
en Allemagne ou en Espagne, où les réseaux autonomes régionaux se développent,
multipliant les innovations : tram-train en Sarre ou Bade-Wurtemberg,
réseaux ruraux métriques transformés en RER à Valence, Barcelone ou Bilbao… La
technique ferroviaire, capacitaire, au rendement croissant, sûre, écologique,
intégratrice, ne doit pas rester accaparée par la tête hypertrophiée du pays.
Elle doit continuer de servir les régions, même périphériques ou peu peuplées,
pour éviter leur paupérisation à l’heure où les élites déterritorialisées
chantent l’ère du travail à distance.
Michel Léon