Ancien
des « lieutenants de Bigeard » en Algérie, dernier gouverneur
militaire du secteur français de Berlin jusqu’à la chute du Mur, notre ami le
général d’armée François Cann, grande figure des régiments parachutistes,
envoie à l’occasion à un certain nombre de ses amis et correspondants, quelques
pages à des fins d’éclairage de l’actualité et de débats. Avec
son aimable accord, nous reproduisons ici son dernier texte.
Bernard Antony
Réflexions sur le
Moyen-Orient et sur la Syrie en particulier
(Deux séjours opérationnels au Liban m’ont
amené à m’intéresser de près à « ce Moyen-Orient compliqué
» que dépeint le commandant De Gaulle, lorsqu’il y est
chargé de mission en 1933 « vers lequel il s’envole avec des idées
simples ».
Les caméras occidentales nous
envoient actuellement des images insoutenables de pauvres populations civiles prises
entre deux feux, fuyant sous les bombardements qui frappent la ville d’Alep.
L’émotion est à son comble et, comme
elle stérilise la réflexion, « les idées simples » deviennent « des idées
simplistes » : il y a d’un côté « les gentils », les nations occidentales et les « rebelles
modérés » (au fait : c’est quoi un rebelle modéré ?) et de l’autre côté, « les
méchants », Poutine et Bachar el Assad.
On ne peut rien comprendre au
Moyen-Orient, et encore moins au Proche-Orient, dès lors qu’on occulte cette
guerre de religion et cette haine mortelle qui, depuis le septième siècle,
opposent les Sunnites (les gardiens
de la foi ; Sunna = foi) et les Chiites
(en quelque sorte les protestants de l’Islam depuis l’assassinat d’Ali, le
gendre du prophète en 661).
Le chiisme connaît plusieurs courants
dont l’alaouisme qui, en Syrie est la confession
de Bachar el Assad et de la plupart des dirigeants syriens.
La Syrie est à majorité sunnite (60
%), complétée par 15 % d’Alaouites, 10 % de Chrétiens et 15 % de Druzes. Si on
ajoute à ces minorités, environ 10 % de Sunnites qui ont fait allégeance au
pouvoir des Assad, soit par ambition politique, soit par intérêt économique et
financier, alors il est inexact de dire que tout le peuple syrien est contre le
pouvoir.
Et pourtant l’Occident reste accroché
à cette image par ses caméras qui n’exercent que d’un côté.
Au XIIIe siècle, les Sunnites,
considérant que les Alaouites sont des hérétiques, prononcent une fatwa leur
imposant la conversion ou la mort. Les Alaouites se soulèvent mais, vaincus, ils
se réfugient dans les Monts Ansarieh qui dominent la Méditerranée.
Miséreux, ils se livrent au
banditisme et sont sévèrement combattus par les Ottomans qui occupent le pays
et dont ils deviennent des esclaves. Les irrédentistes sont victimes
d’exactions sauvages : les Turcs en massacrent 30 000 à Homs en 1317 et
10 000 à Alep (déjà) en 1516.
Il faudra attendre le XIXe siècle
pour que l’Islam reconnaisse l’Alaouisme.
Lors de la première guerre mondiale,
l’empire ottoman, s’étant rangé aux côtés de la Prusse, les Syriens rallient les
forces franco-britanniques. En 1920, la France se voit confier un mandat de la
SDN dont le but est la création d’une république syrienne, d’un état druze et
d’un territoire des Alaouites. Ces derniers intègrent en nombre les nouvelles
forces armées et autres milices. C’est pour eux un tournant décisif : la fin de
leur condition de citoyens de second rang et aussi un tremplin pour leurs
ambitions politiques.
C’est cette revanche des persécutés,
des opprimés et des sans-grades à laquelle on assiste aujourd’hui en Syrie.
En septembre 1936, près d’un
demi-million d’Alaouites signent un manifeste adressé à la SDN : «… les Alaouites sont des êtres humains et pas
des bêtes prêtes à l’abattage. Aucune puissance au monde ne peut les forcer à
accepter le joug de leurs ennemis traditionnels et héréditaires en étant leurs
esclaves pour toujours. Les Alaouites regretteront profondément la perte de
leur amitié et de leur attachement fidèle et noble à la France qui jusqu’à
présent a été tant aimée, admirée et adorée par eux ».
En 1939, cinq
mille Alaouites, portant des armes françaises, montent une rébellion
anti-sunnite. Mais en 1946 l’ONU prononce la fin du mandat français de la SDN
de 1920. Alors les Alaouites se démènent pour que leur territoire officiel soit rattaché au
Liban. En vain.
En 1970 un
général d’aviation, Hafez el Assad (le père de l’actuel Bachar), de confession
alaouite, porté par le parti Baas et par l’armée, accède au pouvoir. Pour la
première fois, les Sunnites ne dirigent plus la Syrie. Mais aussitôt ressurgissent
les vieux démons : en 1980 un commando de Frères musulmans s’infiltre dans
l’Ecole des Cadets d’Alep ; ayant séparé les élèves sunnites des élèves
chiites, les agresseurs égorgent ces derniers un à un. La vengeance sera
terrible : la ville de Hama, d’où proviennent les agresseurs, est aussitôt
encerclée. Le lendemain matin on y dénombre 25 000 cadavres !
L’ascension
fulgurante de Hafez el Assad suscite une remarque d’ordre général : les princes
sunnites du Moyen-Orient ont souvent ignoré, voire méprisé, les forces armées.
Les généraux s’en sont souvenus :
en Turquie,
Kemal Atatürk émerge en 1923,
en Égypte, Neguib
en 1950 et Nasser en 1952,
en Libye,
Kadhafi en 1969,
en Syrie, Hafez al-Assad en 1970,
en Irak,
Saddam Hussein en 1979,
et plus récemment, en Égypte, Al Sissi.
Mais revenons à la Syrie où l’on peut
imaginer que le duel à mort millénaire ne parvienne pas à son terme et que la lassitude
propre à toute guerre civile finisse par gagner les esprits et se traduise par
une solution de partition géographique du genre « chacun chez soi ». Il
suffirait alors, en quelque sorte, de donner vie au projet avorté de la Société
des Nations (SDN) qui, en 1920 après la signature du traité de Sèvres, avait
prévu la quadruple création d’une république syrienne, d’un état druze, d’un
territoire Alaouites et d’un État kurde. Cette partition serait largement
encouragée alentour par les Libanais, les Israéliens, et les Kurdes.
. Par
les Libanais parce qu’ils vivent déjà ce genre de partition : il y a aujourd’hui « quatre Liban », chiite,
chrétien, sunnite et druze,
. Par les Israéliens dont l’État a été créé en
1948 en vertu d’un concept « une ethnie,
une religion »,
. Par les pauvres Kurdes qui sont 25
millions d’apatrides répartis entre l’Iran, l’Irak, la Syrie, la Turquie,
l’Azerbaïdjan et l’Arménie.
Supposons que cette partition se
réalise : les Alaouites seraient regroupés vers la mer, les Chrétiens se replieraient au
Liban et les Druzes dans le Golan où ils sont déjà largement majoritaires. Et
alors, la Syrie restante, sunnite, trouverait à son est les Chiites d’Irak, à
son ouest le Hezbollah libanais et à son sud les Druzes du Golan. Ne leur
resterait alors qu’un allié religieux au nord : les Sunnites de Turquie, ses
anciens ennemis ottomans dont le seul fait de prononcer le nom « Turquie » les
terrorise. In fine, un avenir peu garant de stabilité pour l’ensemble de la région
surtout si on se réfère à l’adage ancestral :
« On ne peut pas faire la guerre sans l’Égypte mais on ne peut pas faire
la paix sans la Syrie ».
La
Russie et la Syrie
Le monde occidental s’étonne de la
persévérance de la Russie à opposer son veto à toute intervention en Syrie. On
peut expliquer cette attitude par au moins huit motifs, un de forme et sept de fond.
La raison de
forme tient à la vexation qu’ont subie les Russes lors de l’intervention
franco-britannique en Libye qui, selon eux, a outrepassé les conditions du
mandat fixé par le Conseil de sécurité de l’ONU.
Sept raisons
de fond éclairent cette attitude de
blocage :
1/à partir de 1960, les Soviétiques avaient constitué en Moyen-Orient quatre points
d’appui stratégique pour contrer l’influence que les Américains exerçaient sur
Israël, sur l’Arabie Saoudite, sur les pays du Golfe et sur le Pakistan. De ces
quatre points d’appui, Syrie, Irak, Yémen, Égypte, il ne reste plus aux
Russes que la Syrie de Bachar el Assad.
2/en 1919, à l’issue de la première
guerre mondiale, le Moyen-Orient se trouve ré articulé. Par réflexe, les
religions locales se rapprochent de leurs sources d’inspiration : les Sunnites
vers la Mecque, les Chiites vers Téhéran, les Catholiques et les Maronites vers
Rome et les Chrétiens orthodoxes vers Moscou. De sorte que la Russie, étant
devenue l’Union soviétique en 1917, tout naturellement, les minorités
orthodoxes de Syrie et du Liban qui sont resserrées sur la côte
méditerranéenne, vont fournir l’essentiel des membres des partis communistes de
Syrie et du Liban.
3/en 1960, lorsque la marine
soviétique franchit en force le Bosphore pour prendre sa place en Méditerranée,
elle trouve tout naturellement un accueil favorable chez les coré- ligionnaires
orthodoxes syriens des ports de Tartous
et de Lattaquié qui sont, depuis plus de cinquante ans, des bases navales
indispensables aux navires russes.
4/un marin ayant par tradition une
fille dans chaque port, depuis cette période, de nombreux mariages ont été
célébré entre marins russes de passage et jeunes filles syriennes orthodoxes, ce
qui porte aujourd’hui la communauté « pied-noir » russe à plus de 12 000
personnes le long de la côte syrienne. On ne peut pas imaginer un seul instant
que Moscou les abandonne à une vengeance sunnite. Moscou respecte et protège ses
« pieds-noirs ».
5/les Russes ont toujours eu le souci
de nouer des liens avec l’Iran. Les frontières communes qu’ils avaient du temps
de l’URSS ont disparu. Ils compensent ce manque par une relation Syrie – Irak – Iran.
6/les Russes ont maintenu les gros
contrats d’armement que les Soviétiques avaient signés avec les Syriens du
temps d’Hafez al-Assad.
7/et puis, en toile de fond, ce
problème interne russe oppressant des attentats commis par les Tchétchènes qui
sont d’obédience sunnite.
La Chine et la Syrie
Les Chinois se trouvent un peu dans
la même situation que les Russes :
ils affrontent des problèmes de
sécurité interne dans leur province la plus occidentale, le Xin-Jang peuplée de
Ouiggours qui sont également musulmans sunnites.
Par ailleurs, les Chinois, souffrant
de carence en sources d’énergie, sont dépendants de l’Iran et de l’Irak pour le
pétrole. Loin d’eux, l’idée de déplaire aux Chiites.
Un relent de guerre froide…
La Russie détient en Europe la quasi-
exclusivité du marché du gaz, hormis quelques importations d’Algérie. En 2012,
les États-Unis, avec l’accord du Qatar et de l’Arabie Saoudite, ont décidé de combattre
ce monopole russe en misant sur un marché du gaz extrait au Qatar.
Ce gaz serait acheminé par un gazoduc
vers la Méditerranée à destination de la Turquie (Adana), la Syrie (Lattaquié),
le Liban (Tripoli) et Israël (Haïfa).
L’arrangement serait en bonne voie
avec ces pays sauf, évidemment la Syrie, qui dans ce projet tient une place
stratégique capitale : le parcours du gazoduc, partant du Qatar via l’Arabie
Saoudite, éviterait l’Iran et l’Irak, pour atteindre la ville de Homs en plein
milieu de la Syrie qui deviendrait une sorte de « gare de triage » en direction
des quatre villes sus nommées de Turquie, du Liban et d’Israël.
Il faut donc, pour réaliser cette
gare de triage faire tomber le régime syrien de Bachar afin de laisser place
nette aux Sunnites du Qatar, d’Arabie Saoudite, de Syrie et de Turquie.
À cause du pétrole, Bush junior et
son ministre de la défense, totalement investis dans l’industrie pétrolière du
Texas, avaient riposté à l’attaque du 11 septembre 2001 en attaquant l’Irak
alors que l’évidence commandait de mettre immédiatement « le paquet » sur
l’Afghanistan. Une erreur qui devait leur coûter 4000 G.I. pour rien.
«Bis repetita placent », les
Américains prennent des risques insensés, non
plus pour le pétrole irakien, mais pour le gaz qatari. La guerre froide
ressurgit mais cette fois sous une forme économique. Les Américains ne sont
plus à un paradoxe près : en faisant affaire avec le Qatar, ils encouragent les
salafistes qui tuaient leurs soldats en Afghanistan et en Irak.
La guerre des berceaux
Lorsqu’en 1979, je me trouvais au
sud Liban où la population est presque exclusivement de confession chiite,
j’avais observé, après l’avènement de Khomeini en Iran, que le mot d’ordre
donné aux femmes chiites était d’avoir au moins sept enfants. Ce mot d’ordre a
été strictement respecté partout : en Irak, au Liban, au Yémen, à Bahrein… où
les chiites sont devenus majoritaires.
Ainsi une sorte d’axe stratégique
partant de l’Afghanistan occidental, passant par l’Iran, l’Irak, la Syrie et le
Liban atteint la Méditerranée et coupe en deux le monde sunnite avec au Nord la
Turquie et au sud l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe.
La situation est devenue
conflictuelle partout au Moyen-Orient. On parle très peu du Yémen et encore
moins de Bahrein où les majorités chiites sont massacrées par les sbires de l’Arabie Saoudite.
La situation est l’inverse de celle de Syrie mais comme les caméras en sont
absentes, on n’en parle pas.
J’ai tenu à jeter ces quelques
réflexions pour appeler l’attention de mes amis sur cette région explosive de
la planète que constitue « ce
Moyen-Orient d’autant plus compliqué » qu’il fait l’objet d’une mauvaise
information, quand ce n’est pas de désinformation, par la plupart des médias
occidentaux.