Un
sympathique étudiant en histoire du Front National me fait part de sa
perplexité devant deux jugements de Marine Le Pen rapportés hier dans Le Figaro
par Guillaume Perrault dans l’article intitulé « FN et PCF des années
70 : pour une fois, Hollande dit vrai ! ».
Il
me demande ce que j’en pense.
Le
premier jugement de Marine est le suivant : « Jean Jaurès a été trahi
par la gauche du FMI et des beaux quartiers ». Il va de soi qu’il s’agit
là d’une figure de polémique. Marine Le Pen n’ignore bien sûr pas que le FMI
n’existait pas du temps de Jaurès. Et par Jaurès, elle entend évidemment
l’idéal socialiste qui était celui de Jaurès. Cela dit, cette idéalisation du
personnage Jaurès relève évidemment plus de la récupération à des fins
propagandistes que de la vérité historique.
Car
Jaurès, à Albi comme à Paris, fréquentait assidûment les beaux quartiers et les
salons tout autant que son ami Barrès. On peut sur cela se reporter au chapitre
V de mon livre « Jaurès, le mythe et la réalité ». J’y évoque les
femmes qu’il admirait et dont il appréciait les réceptions. C’était notamment
la grande poétesse Anna de Noailles, née princesse Bibesco Bassaraba Brancovan
et aussi les diverses gauchos-bobos de l’époque, telles que la marquise
Arconati Visconti et encore Elisabeth de Clermont-Tonnerre, duchesse de
Gramont.
Par
ailleurs, même si l’on peut trouver dans Jaurès beaucoup de choses et leur
contraire, je ne suis pas sûr qu’il soit juste de lui attribuer qu’il aurait
été hostile à l’idée d’un FMI, attaché qu’il était à une organisation
internationale de l’économie.
Je
crois donc que Marine n’a qu’une connaissance superficielle de Jaurès, et
plutôt du mythe qu’elle veut récupérer que de la réalité. Mais ce qui est vrai,
c’est que par-delà quelques côtés sympathiques, Jaurès fut fondamentalement un
idéologue socialiste, collectiviste et communiste. Il employait indifféremment
les trois mots pour désigner le même contenu.
Enfin, s’il était vaguement panthéiste, plus que matérialiste, il était
férocement anti-catholique, allant jusqu’à justifier les pires abominations des
persécutions de la Révolution française.
Je
crois donc très regrettable, anachronique et passéiste la jauressolâtrie de
Marine, de Steeve Briois, qui a un buste du personnage dans son bureau de sa
mairie, de Louis Aliot qui s’en réclamait dans une affiche électorale.
Le
deuxième jugement de Marine, cité par Perrault, est hélas beaucoup plus
affligeant, car relevant d’un incroyable archéo-bolchévisme. Le 19 février
2012, à Lille, pour attaquer Mélenchon, ce que nous ne saurions lui reprocher,
elle ne trouve rien de mieux que d’émettre que ce dernier obtiendra « une
bonne place dans un gouvernement de gauche qui finira, comme celui de Jules
Moch, par faire tirer sur les ouvriers refusant d’accepter le sort promis aux
travailleurs grecs ».
Passons
ici sur le fait que, lorsque le socialiste Jules Moch réagit fermement face aux
grèves insurrectionnelles de 1947 et 1948, il n’était pas chef du gouvernement
mais ministre de l’Intérieur. Mais ce n’est qu’un détail. Passons aussi sur
l’assimilation bien rapide mais à simple but comparatif, des ouvriers de 1948
et de ceux qui de nos jours ne voudraient pas « du sort promis aux
travailleurs grecs ».
Ce
qui était en jeu en décembre 1947 et octobre 1948, lors des deux gigantesques
grèves insurrectionnelles menées par la CGT et le parti communiste, c’était ni
plus ni moins le basculement de la France dans le communisme. Or, quelles que
soient par ailleurs ses fâcheuses
positions socialistes, Jules Moch était un homme très courageux, héros
des deux guerres et très honnête aussi, y compris avec des adversaires. Ainsi
reprocha-t-il vertement à De Gaulle l’exécution de Pierre Pucheu :
« Je n’avais aucune sympathie pour Pucheu mais son exécution est un crime
moral à mes yeux ».
Le
socialiste Jules Moch, lui, savait à quoi s’en tenir sur l’URSS : à
l’origine ingénieur de la marine, après la guerre, il y avait été envoyé pour
négocier la vente d’équipements de chemin de fer. Ce qu’il vit le consterna et
il en décrivit l’horreur dans son livre « La Russie des Soviets ».
Après la Libération, le parti communiste était la
première force politique en France. D’abord participant avec plusieurs
ministres au gouvernement du Général De Gaulle, ce dernier n’étant plus aux
affaires, il prépara sa prise du pouvoir se faisant « engueuler » par
l’ambassadeur d’URSS pour avoir choisi l’instauration de « comités de
grèves » plutôt que de « comités révolutionnaires « comme en
Russie en 1917. C’était là un débat de stratégie très révélateur entre
professionnels. On peut l’analyser à la lumière du célèbre livre, toujours très
instructif, de Curzio Malaparte « Technique du coup d’État ».
Jules
Moch arriva à dissoudre les 11 des 54 compagnies de CRS les plus noyautées par
le parti avec des éléments des « milices patriotiques » issues de la
Résistance. À certains moments, les forces de l’ordre durent en effet faire
usage de leurs armes face à des émeutes dont le but était non seulement de
renverser le gouvernement mais de permettre un retour définitif des communistes
au Pouvoir et leur prise du Pouvoir.
Ces
derniers accablèrent Jules Moch d’injures, au mépris de son admirable conduite
d’officier dans les deux guerres. En bons staliniens, ils ne lésinèrent ni sur
les injures antisémites ni simultanément sur les qualificatifs de SS. C’est
alors qu’ils lancèrent le slogan CRS-SS.
Pour
conclure, il y a donc vraiment de bien meilleures raisons pour attaquer le
dinosaure bolchévique Mélenchon que de le comparer à Jules Moch et de lancer
contre ce dernier une assertion injurieuse dans le droit fil hélas des insultes
staliniennes…
Sur
ce point en effet, on ne peut mettre le propos de Marine sur le compte d’une
ignorance qui serait alors vraiment accablante.