13 janvier 1991 : le Bloody Sunday de Vilnius
Le journaliste suisse d'origine iranienne, Darius Rochebin, a récemment interviewé (malicieusement peut-on penser) sur LCI l’ambassadeur de Chine rouge, Lu Shaye, alias « la voix de son maître ». De quoi faire faire le buzz, comme on dit...
Les propos de ce commissaire politique communiste, le 21 avril dernier, ont même réussi à choquer les fonctionnaires européens... Il faut dire qu'en niant la souveraineté des pays qui se sont débarrassés de l'enfer soviétique, le porte-voix de Pékin, alliée des envahisseurs russes de l'Ukraine, a outrepassé son rôle (il n'est pas dit qu'il ne va pas être lourdement sanctionné : Pékin n'aime pas être pris les mains dans le pot de confiture).
Les premiers à réagir – car ils payèrent le prix du sang pour se libérer des Soviétiques – ont été les pays baltes, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Les attaques du commissaire Lu Shaye nous ont particulièrement interpellés (litote...) – pour des raisons que je vais dire – Bernard Antony et moi-même. Parce que nous avons eu à connaître, in situ, l'un des épisodes sanglants de la libération de la Lituanie, le Bloody Sunday du 13 janvier 1991. Mais d'abord un rappel des faits.
En 1990, les anciennes « républiques socialistes soviétiques » baltes se proclament indépendantes : abolition immédiate de la Constitution soviétique et instauration de Constitutions propres à chacun des trois États.
Le 11 janvier 1991, les troupes soviétiques envahissent la Lituanie et occupent les principaux bâtiments gouvernementaux (à commencer par le ministère de la Défense). Le 12, des affrontements directs éclatent entre les troupes d'occupation et les forces de police lituaniennes. La résistance de l'académie de police de Vilnius, façon Alcazar de Tolède, est un modèle d'héroïsme.
Le 13 janvier, des centaines de soldats soviétiques, appuyés par des chars T-80 et des VAB de type BMP-3, entrent en action. Ils tirent sur tout ce qui s'oppose à leur progression. On relèvera 14 morts (d'autres mourront de leurs blessures dans les jours suivants) et des dizaines de blessés. Très vite, les Lituaniens, par dizaines de milliers, vont faire face aux chars, les empêchant de manœuvrer vers le Parlement. Le bâtiment, où se trouvent les membres de la jeune République (le Kremlin a commandé leur arrestation et leur transfert à Moscou), sera protégé par des hommes et des femmes faisant rempart de leur corps. « Trop de monde à tuer » dira, dans un message à ses supérieurs, le général soviétique en charge de la reprise en mains de la Lituanie. Le soir même, la majeure partie des troupes d'invasion quittaient la libre Lituanie.
En Lettonie, les forces soviétiques frappent le 14 janvier. Jusqu'au 25, date à laquelle les Soviétiques se replieront, la résistance anti-communiste fera pièce aux forces spéciales (OMON) du Kremlin. En Estonie, envahie elle aussi par les chars de l'armée rouge, un bouclier humain de plusieurs milliers de personnes va interdire la prise de possession des bâtiments gouvernementaux et de la tour de télévision et de radio.
C'est dans ce contexte qu'avec Bernard Antony nous débarquons à Moscou en janvier. Pour embarquer – direction Vilnius – dans un avion couturé de toutes parts et chargé à ras la gueule par des passagers en surnombre, assis à trois par sièges, squattant les couloirs encombrés de paquets, nous empêchant d'accéder aux deux places que nous avions en principe « réservées »... Nous entendant parler français, une sorte de yeti patibulaire va brandir une carte officielle rouge vif, une carte de police nous sembla-t-il, pour faire évacuer – non sans menaces à l'appui – les quatre ou cinq moujiks qui occupaient nos sièges.
A Vilnius, nous serons pris en charge et conduits – avec d'infinies précautions pour éviter les blindés en chouf aux carrefours – jusqu'au Parlement lituanien. Une brèche dans les barbelés posés par les Soviétiques (barbelés sur lesquels ont été fichés par les Lituaniens des passeports de l'époque URSS, des décorations communistes, des breloques bolcheviques, des portraits déchiquetés de Lénine et de Staline, des panneaux : « Soviets go home ! », « Liberté pour les États baltes ! », « Communistes assassins ! »), et nous pénétrons dans le bâtiment solidement gardé par des hommes en armes.
Nous serons reçus par le président Vytautas Landsbergis, musicologue réputé et joueur d'échecs international, qui assurera les destinées de la Lituanie du 11 mars 1990 au 25 novembre 1992. Il nous fera l'insigne honneur de nous décorer, en présence de ses conseillers, de la Médaille commémorative du 13 janvier. Avec ses croix dorées sur fond noir, ces croix qui se retrouvent aussi au Mémorial dédié à l'assaut de la Tour de Vilnius où est célébrée, chaque année depuis 1991, la Journée des défenses de la liberté. Aujourd'hui, la colline des Trois Croix, qui domine Vilnius et symbolise l'indépendance du pays, est venue s'ajouter aux lieux de recueillement patriotique.
Il faudrait dire encore nos déambulations dans la ville, la neige à gros flocons, une messe en vieux slavon en la cathédrale Saints Stanislas-et-Ladislas. Ou encore, à la nuit tombée, alors que nous nous étions approchés trop près – et trop imprudemment – des locaux de la télé toujours aux mains des Soviétiques, ces soldats qui braquèrent leurs AK-47 en direction de Bernard Antony. Mais ça, c'est déjà une autre histoire... Que je ne raconterai pas à Lu Shaye.
Alain Sanders