Tout ce que la
classe politique et médiatique compte de « progressistes »
célèbre la mémoire du philosophe Michel Serres. Ce n'est pas
étonnant : il était l'un d'eux : homme au double discours :
faisant semblant de dédaigner les honneurs, mais les cherchant
avidement ; faisant l'éloge de la réalité rurale, mais appelant
de ses vœux le mélange et le métissage.
Michel Serres
répétait souvent qu'il ne fallait pas confondre identité et
appartenance. L'identité est ce que l'on est, elle est toujours
individuelle, tandis que l'appartenance fait que nous sommes
membres de tels ou tels groupes. Une grave erreur consiste à
confondre identité et appartenance. Michel Serres précise :
« Cette erreur expose à dire n'importe quoi. Mais elle se double
d'un crime politique : le racisme. Dire, en effet, de tel ou tel
qu'il est noir ou juif ou femme est une phrase raciste parce
qu'elle confond appartenance et identité ». Selon notre
philosophe, chacun, tout comme un manteau d'Arlequin, est la
somme d'une multitude d'appartenances. Michel Serres ajoute :
« Réduire quelqu'un à une seule de ses appartenances peut le
condamner à la persécution. Or cette erreur, cette injure, nous
la commettons quand nous disons : identité religieuse,
culturelle, nationale ».
On voit l'habileté
du rhéteur : que chacun d'entre nous puisse avoir plusieurs
appartenances, nul n'en disconviendra : on peut tout à la fois
être Normand et Français, père de famille et citoyen etc. En
revanche, là où Michel Serres raisonne en sophiste, c'est qu'il
condamne l'appartenance en tant que filiation, et qu'il réduit
la « bonne » appartenance à n'être qu'une simple décision, voire
un jeu. Chacun ne serait que la somme des appartenances qu'il se
choisit. Écoutons
encore Michel Serres : « Qui suis-je alors ? Je suis je, voilà
tout ; je suis aussi la somme de mes appartenances que je
connaîtrai jusqu'à ma mort, car tout progrès consiste à aller
dans une nouveau groupe : ceux qui parlent turc, si j'apprends
cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire des
œufs durs. Identité nationale : erreur et délit ». Apprendre le
turc, réparer un vélomoteur, cuire des œufs seraient ainsi des
appartenances honorables, puisqu'on les choisit, tandis que de
dire de quelqu'un qu'il est noir, juif, femme ou ayant telle
identité, religieuse, culturelle ou nationale, relèverait du
crime ou du délit.
Le tort de Michel
Serres est d'oublier, ou plutôt de refuser, la notion de
filiation. Nous ne sommes pas des orphelins, nous sommes le
produit d'une multitude de traditions, lesquelles sont le
résultat des innombrables efforts de nos ancêtres. Prenons
l'exemple du juif, en tant que tel, il ne peut méconnaître
l'histoire plus que millénaire de ses aïeux, et quand bien même
tel juif se convertirait à la religion chrétienne, sa conversion
pourrait être comprise comme une sorte de cheminement spirituel,
sa religion d'origine le conduisant, en quelque sorte, vers la
religion chrétienne. Il en est de même pour l'identité
nationale, il n'est guère de pays qui n'admette des
particularités en son sein, on peut aimer sa région, sa petite
patrie, comme disait Cicéron, et sa grande patrie qui est la
nation. On le voit, Michel Serres était de ceux qui combattent,
comme les « progressistes » d'aujourd'hui, les notions
d'identité collective, comme si l'homme était sans attache, si
ce n'est de celles qu'il choisit par caprice.
On comprend dès
lors pourquoi Michel Serres est un auteur apprécié par nos
« bobos » …
Marc Froidefont