Toujours sur mon café du
matin, au hasard des radios, je glane pour stimuler mon réveil quelque matière
à rectification. Hier, c’était sur France Inter l’éloge de Duclos. Avant-hier,
sur France Musique, c’était l’évocation par les musiques et les chants des
révoltes de 1905 en Russie. Ce matin, vers 6h30, avant mon départ pour
l’aéroport, je captais à nouveau la même station. Et voilà que, toujours sur le
même sujet, on y entendait la chanson de Jean Ferrat glorifiant la mutinerie
des marins du cuirassé Potemkine en fredonnant « ma mémoire chante en sourdine, Potemkine ».
Sans doute, surtout
après la défaite contre le Japon, la marine impériale russe n’était-elle pas
caractérisée par un sens très humain du commandement. Et sans doute y avait-il
des causes objectives à la révolte. Or, si les mutineries de la flotte de la Mer
Noire en juin/juillet 1905 annonçaient celles de la flotte de la Baltique en
1917, sur la suite de l’histoire, la mémoire de Jean Ferrat s’est totalement
mise en sourdine, amnésique et même négationniste par occultation.
On sait en effet que les
marins de la flotte de la Baltique, et notamment ceux du croiseur Aurore qui, le
25 octobre (calendrier julien), bombardèrent le Palais d’Hiver, jouèrent un
rôle majeur dans la prise du pouvoir à Pétrograd par les troupes de Lénine et
Trotski. La marine russe était alors organisée autour de sa base principale
très fortifiée sur la presqu’île de Cronstadt. Le coup d’Etat lénino-trotskiste
ayant triomphé, les marins s’adonnèrent alors pendant quelques trois ans aux
délices d’une révolution qu’ils espéraient partout en Russie sur le modèle de
leurs soviets constitutifs de la « commune » de Cronstadt. Pour eux,
l’idéal de l’anarchie était enfin en passe de se réaliser.
Hélas, à Pétrograd, les
choses n’allaient pas tout à fait dans le sens de la liberté que l’on peut
qualifier d’autogestionnaire, prônée par les marins. La férule bolchevique et
la bureaucratie s’installaient de plus en plus. Et surtout se développait la
terreur de la Tchéka, dont les effectifs allaient en moins de quatre ans multiplier
par plus de quinze ceux de l’Okhrana, la vieille police politique tsariste. Lénine
ne répétait-il pas que « tout bon
communiste doit être un bon tchékiste » ?
Les soviets des marins
de Cronstadt, qui étaient, eux, en lien avec leurs familles habitant Pétrograd,
s’impatientèrent. Ils exigeaient le retour à l’idéal libertaire, ils
dénonçaient la dictature communiste. Cela eut le don d’exaspérer Lénine et
Trotski qui leur adressèrent l’ukase de respecter les ordres du Parti.
En mars 1921 éclata la
révolte des marins de Cronstadt. Nous ne pouvons en narrer ici les péripéties.
Alors que leurs familles étaient prises en otage à Pétrograd et allaient
connaître des destinées atroces dans des centres de détention annonciateurs du
Goulag, les marins, mal armés, mal commandés, allaient être brisés par l’Armée
rouge de Trotski. Par milliers, ils furent fusillés. D’autres purent s’enfuir,
à pied sur la glace, vers la Finlande. Beaucoup allaient connaître une triste
fin, jusqu’à la mort dans les geôles bolcheviques, dans des conditions bien
plus épouvantables que celles du temps du tsarisme.
Mais le chanteur collabo
lénino-stalinien Jean Ferrat ne chantera jamais la mémoire des marins de la
flotte de la Baltique, ceux du croiseur Aurore ou ceux du Petropavlosk et des
autres navires. Pour eux, la mémoire de ce triste camarade avait été en effet
totalement mise en sourdine !