Sadiq Khan, nouveau maire de Londres élu il y a quelques
semaines, a annoncé le 13 juin dernier que les campagnes de publicités « susceptibles de provoquer des problèmes de
confiance en son propre corps, particulièrement chez les jeunes »,
seront interdites dans le métro et sur les lignes de bus de la capitale
anglaise. M. Khan se dit concerné en tant que père de deux adolescentes par les
« incitations à se conformer à des
modèles de corps irréalistes ou malsains (unhealthy) » et par le
« body shaming », c’est-à-dire
la vue d’une publicité d’un modèle (féminin, suppose-t-on) qui conduit le
passant à avoir honte de son propre corps. La régie des transports londoniens
(TfL) a annoncé que ces nouvelles directives n’affecteraient pas « toutes les images de personnes en
sous-vêtements ou en maillots de bain », considérant que cette
précision est censée rassurer, sans pour autant que l’on sache les critères de
choix publicitaires.
Tout ce ramdam (ce jeu de mot n’est qu’à moitié innocent)
autour des publicités « body shaming »
avait connu une répétition générale l’année dernière, lorsqu’une campagne
d’affichage pour un régime protéiné demandait aux Londoniennes si leur « corps était prêt pour la plage », à
l’aide du mannequin australien Renee Somerfield (qui aura l’amabilité de nous
servir d’exemple), qui, le moins que l’on puisse dire, n’a pas l’air de
souffrir d’anorexie, ni thoraxique ni autre, au contraire, il est vrai, de
nombre de mannequins défilant pour la haute couture. L’autorité de régulation
de la publicité avait alors été saisie par des individus probablement « humiliés par leur corps », qui
dénonçaient le sexisme de l’affiche, sexisme que ladite autorité n’avait pas
reconnu.
Cette mesure édilitaire, visiblement urgente, est très
instructive à plusieurs titres : procédant par amalgames, éhontés ceux-là,
le très cosmopolite maire de Londres impose aux annonceurs publicitaires une restriction
qu’il faut bien qualifier de puritaine. Sous couvert de santé publique et de
protection de la jeunesse, Sadiq Khan applique une politique morale qui tient
autant de la pudibonderie que de l’hygiénisme. De quoi s’agit-il en
effet ? Il s’agit de bannir du regarde public les corps offensants parce que leur plastique est
jugée irréaliste parce que
« trop parfaite, trop conforme aux canons contemporains » (si tant
est que l’on puisse les définir de manière homogène). Le premier amalgame
consiste à confondre le problème, réel, de la valorisation de l’anorexie[1], qui
n’est ici pas nommée en tant que telle, avec la représentation de physiques à
l’esthétique disons poussée. Ici, le physique « malsain » évoqué par Sadiq Khan renvoie autant à l’anorexique
qu’à Renee Somerfield ou à nombre de joueuses de volleyball sur des plages
ensoleillées. Le « beau »,
le « très beau », le « sublime », quelle que soit la
relativité de leurs critères, sont relégués au même rang que le « malsain ».
Deuxième amalgame, celui qui consiste à qualifier ces très
beaux corps féminins d’ « irréalistes »,
confondant ainsi la fréquence avec le réalisme. Le débat sur la question
pourrait être très long : une politique publique de lutte contre l’obésité
(pour mémoire, selon Eurostat, 23% des femmes anglaises adultes sont obèses,
contre 12% des Françaises), si l’on adhère au principe de l’intervention de
l’Etat en ce domaine, n’est-elle pas plus urgente qu’un iconoclasme anti-Renee
Somerfield en bikini ? Définir les corps sur lesquels la personne effectue
un effort d’équilibre, doublé d’un effort esthétique, comme irréalistes revient à dire qu’il ne sert
à rien de vouloir sortir du surpoids ou de l’obésité, en se fixant un modèle ou
un objectif. Pire encore, et c’est une maxime de la modernité, il ne faut pas « accabler », « humilier », « faire ressentir de la honte ». Le
beau fait honte ! Il faut donc araser le beau, l’éradiquer, si jamais sa
vision remplissait de honte… qui d’ailleurs ? Une Anglaise moche ?
Une Anglaise grosse ? Une grosse et moche ? D’après quels critères,
objectifs ou subjectifs ? Si l’on pousse la logique du propos, on atteint
le délire intégral : à quand un voile intégral pour les femmes « belles de manière irréaliste » afin
d’éviter à des moches (estimées telles par la régie des transports et Sadiq
Khan, on suppose) d’avoir honte ?
Le troisième amalgame, le plus récurrent, consiste à faire
passer ces publicités aux « corps
irréalistes et malsains » pour du sexisme : il serait donc
dévalorisant pour la femme de donner
à voir de belles femmes. Dit comme tel (et répété dans les articles d’opinion
du Figaro Madame, Elle et consoeurs qui donnent à longueur de pages des
conseils beauté…), cela ressemble à une vengeance de féministe moche, en
version table rase et vandalisme révolutionnaire. En réalité, beauté et laideur,
dans leur immense relativité et dans leur part congrue face à toutes les autres
données des rapports humains, comme les sentiments, ne font problème que
lorsqu’elles sont appréhendées de manière pathologique. Et oui, il y a névrose,
bien souvent, dans le rapport au corps, de l’obésité à l’anorexie. Il peut
aussi y avoir psychose, quand des nivelleurs puritains (et l’Angleterre en
connaît un rayon sur le sujet) réclament le gommage de la beauté féminine.
Insulte au réel, insulte à l’harmonie, volonté acharnée de nier l’inégalité
naturelle (eh oui, certaines et certains sont naturellement plus beaux que
d’autres, c’est malheureux pour les névrosés victimaires qui oublient à quel
point le charme, l’élégance, la grâce peuvent compenser les inégalités
naturelles pour créer les singularités) : la psychose moderne dans toute
sa splendeur.
Le dernier point intéressant, et non des moindres, est que
l’on se demande bien, vu le flou complet des critères retenus pour censurer les
filles en bikini (à partir de quelles mensurations les publicités seront-elles
interdites ?), si le puritanisme ne l’emporte pas sur l’hygiénisme dans
cette décision de Sadiq Khan. Peut-être certaines communautés se sentent-elles
offensées par des représentations de femmes court vêtues, les cheveux trop
libres et la poitrine trop arrogante ? Peut-être le puritanisme
anglo-saxon et la « pudeur »
islamique ont-ils trouvé un étonnant terrain d’entente multiculturel ?
Nous, Français et Gaulois, ne confondons pas décence et pudibonderie. Soyons
donc attentifs à ce que les discours puritains (qui cachent bien souvent
pervers et Tartuffe et autres véritables misogynes) ne viennent pas empiéter
sur la féminité européenne, son esthétique et toutes les manières de les
honorer.
Pierre Henri
« L’irréaliste »
Renee Somerfield, bannie des couloirs du métro londonien.
Cette antique plaisancière sera-t-elle jugée « irréaliste » et « malsaine » par la régie des
transports ?
[1]
La palme de l’hyprocrisie revenant
au fémino-moderne Figaro Madame qui, dans un article du 14 juin, se réjouit de
la fin des « publicités sexistes »,
alors que leurs pages de papier glacé sont remplies de photographies de mannequins
qu’on croirait sorties de camps de prisonniers et dont on connaît les pratiques
extrêmes en termes de régimes alimentaires et de soumission à des critères
fixés par des créateurs de mode qui n’ont pas forcément une vision très
amoureuse du corps de la femme…