vendredi 16 janvier 2009

Lectures hospitalières

La controverse de Valladolid fut, somme toute, un grand moment de réflexion sur une question majeure de l’histoire de l’Eglise et de la civilisation chrétienne, à savoir dans quelle mesure l’évangélisation doit ou ne doit pas se placer sous la protection de la puissance politique.
Très concrètement cela constitua souvent le dilemme entre le choix d’une certaine protection des missionnaires par la force, selon les mots qu’on voudra, du conquérant, du civilisateur, ou le refus de principe de toute collusion entre la mission spirituelle et la protection temporelle.
Ainsi, Las Casas envoya-t-il en Floride quelques bons dominicains qui furent martyrisés et dévorés par les bons sauvages. Le réalisme l’emporta alors et, le plus souvent, le missionnaire évangélisa sous la protection du soldat…

Je fis suivre cette lecture de Dumont sur la véritable controverse de Valladolid, par celle des catéchèses hebdomadaires de Benoît XVI consacrées (du 7 mars 2007 au 25 juin 2008) aux trente-six Pères de l’Eglise, de l’évêque de Rome Saint Clément au 1er siècle à Saint Maxime le Confesseur au 7ème siècle.
C’est là une lecture facile, agréable en période de fatigue puisque permettant autant d’arrêts que de Pères de l’Eglise. Et surtout, le style de Benoît XVI est très agréable, certes tout de simplicité, de clarté, de bonne pédagogie, mais avec, il faut y prendre garde, pour but essentiel l’invitation à des réflexions, à des méditations, à des prières bien au-dessus de ma médiocrité.
A la seule lecture de ces évocations, on est amené à réfléchir sur quelques considérations et nécessaires rectifications par rapport à certaines erreurs et divagations de différentes origines.
Benoît XVI rappelle fréquemment le double héritage du catholicisme :
- celui de l’Ancien Testament, celui de la pensée et des formes sémitiques, celui des Psaumes de David que les moines chantent sans cesse.
- celui de la culture grecque et latine.
Le Christ n’est pas venu dans un monde en friche, encore moins dans un monde vide. Toute l’Ecriture l’annonce mais son Incarnation s’inscrit dans un contexte bien déterminé : celui de la vie du peuple juif, sous culture grecque dominante et ordre romain.
S’il n’avait pas été citoyen romain et bénéficiant des droits qui s’y rattachaient, Saint Paul n’eût pas accompli toute son œuvre. Des géants de la pensée grecque Platon et Aristote, ont procédé les géants de la pensée catholique, Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin.
Comme l’a magnifiquement poétisé Charles Péguy, les ordres temporels, grecs et romains, malgré certes toutes leurs imperfections et injustices, ont préparé la venue du Christ. Pendant des siècles, c’est à l’intérieur de l’immense ensemble civilisationnel gréco-latin que les disciples du Christ ont œuvré. Mais cet ensemble regroupa des peuples d’Europe, mais aussi d’Afrique et d’Asie. Or l’on entend quelquefois s’exprimer un mauvais discours identitaire selon lequel le catholicisme serait finalement la religion spécifique aux Européens.
C’est là, sous couvert de cathosympathie, une flagrante contre-vérité d’inspiration plus ou moins raciste !
Cyprien, Tertullien, Saint Augustin étaient des africains, et Ephrem un syrien, Aphraate « le sage » un syriaque.
Certes, depuis le VIIème et au fil des siècles, l’islam a peu à peu éradiqué le christianisme des immenses terres qu’il a conquises. Mais, les peuples d’Orient ont longtemps été chrétiens et ne sont pas moins faits pour le christianisme que ceux d’Europe.
Et d’ailleurs, alors que Saint Augustin meurt, la Carthage romaine et catholique va être détruite, comme l’a été toute l’Afrique du Nord, sous les coups des envahisseurs Vandales venus du Nord. Leur immense dévastation barbare laissera un champ de ruines propice au déferlement islamique.
Le catholicisme avait peu à peu fécondé et humanisé l’ordre romain. Lorsque ce dernier est totalement détruit comme à Carthage, alors, pour des siècles, périt aussi en ces lieux l’œuvre de Saint Augustin. C’est une désastreuse utopie, méprisant toutes les leçons de l’histoire, que de professer les bienfaits de la séparation de la foi et de l’ordre temporel. Ce qui, bien sûr, ne signifie pas le refus de leur distinction nécessaire.
En évoquant les figures et les oeuvres des pères de l’Eglise, Benoît XVI met en avant bien sûr leur rôle dans le développement et l’affirmation doctrinale du catholicisme dans les convulsions politiques et religieuses des différentes époques. Mais on est souvent saisi aussi sinon par leur actualité, du moins par bien des analogies avec la nôtre. Ainsi, sous des enrobements nouveaux et selon des alchimies nouvelles réapparaissent sans cesse au long de l’histoire les antiques hérésies du manichéisme, de l’arianisme, du donatisme pour ne citer que celles auxquelles fut principalement confronté un Saint Augustin. J’ai par exemple lu avec intérêt le retournement dialectique au service du catholicisme par le pseudo-Denys l’aréopagite de la pensée néo-platonicienne d’un certain Plocus mort à Athènes en 485. Ce dernier était un défenseur du polythéisme grec, professant que les divinités païennes n’étaient autres que les forces à l’œuvre dans le cosmos. En conséquence le polythéisme était plus vrai que le monothéisme.
Cette pensée était évidemment profondément anti-chrétienne. A l’évidence, aujourd’hui un Alain de Benoist ou un Pierre Vial sont les continuateurs spirituels de Proclus ! Je vérifierai à l’occasion cela au gré de quelque rencontre avec eux.
On ne s’en étonnera pas, c’est à Saint Augustin que Benoît XVI a consacré une part très importante de ses catéchèses, soit cinq chapitres.
L’évocation de Saint Augustin devrait être toujours poignante pour un catholique français. Evoquer cet immense génie de la foi catholique c’est en effet se souvenir de ce qu’il naquit un peu chez nous : à Thagaste (aujourd’hui Souk-Ahras) en Numidie province de l’Afrique romaine, dans notre Algérie somme toute, riche de ses vignes, de ses blés et de ses fruits ; province de haute civilisation où les élites parlaient le latin et le grec autant que le punique. Augustin connut la fin de cette civilisation. Il mourut certes dans l’espérance mais aussi dans l’affliction devant l’horreur de son anéantissement. Du moins avait-il pu prendre ses dispositions pour que l’essentiel de sa bibliothèque et de son œuvre immense soit sauvé.
Des milliers d’ouvrages ont été écrits sur son œuvre, des milliers de discussions et débats ouverts sur ses idées. J’en suis hélas bien inculte. Mais sans avoir la prétention ne fut-ce que de parcourir et de comprendre les 85 volumes des œuvres de la bibliothèque augustinienne (Desclée de Brouwer) il faut pour le moins découvrir les confessions. En d’autres temps, elles m’avaient rebuté, je n’étais pas allé assez loin. Or, avec un peu d’effort sur sa paresse, comment ne pas s’extasier devant l’expression d’une telle alliance de la foi et de l’intelligence ?
Entre lui et nous les siècles semblent n’avoir pas été. Fondamentalement rien d’anachronique, de passéiste. Augustin se souciait peu des modes de son époque et rien n’est donc démodé dans son propos, ni l’expression de ses sentiments, de ses recherches, de ses prières, ni celle de ses analyses d’une stupéfiante modernité de rigueur logique que ce soit sur les rapports du temps et du mouvement, sur la mémoire et bien sûr sur la création. Mais bien sûr le plus important est dans son aventure intérieure, son ascension en Dieu que sans doute peuvent saisir les saints et les mystiques.
Mais lorsque, comme moi, l’on n’est ni saint ni mystique mais d’une vocation inférieure mais cependant nécessaire, celle de la défense de la cité, l’on ne peut que méditer ceci : si l’œuvre de Dieu chemine certes sans doute dans les pires effondrements politiques et sociaux, il n’en demeure pas moins que le génie d’Aristote précepteur d’Alexandre le Grand put s’épanouir grâce à Philippe de Macédoine, celui de Socrate et de Platon grâce à la cité grecque, celui d’Augustin grâce à la Rome de Cicéron, celui de saint Thomas dans l’édifice de la chrétienté politique.
Aussi se trompent-ils lourdement les catholiques qui, ne retenant que bien peu de saint Augustin, professeraient que le souci de la « cité de Dieu » dispenserait de celui de la cité des hommes.