jeudi 14 février 2019

Qu'est-ce qu'être franc-maçon au XXIe siècle ?


C’est le titre de la conférence que devait donner le mardi 12 février à Albi l’ancien Grand Maître du Grand Orient de France, Guy Arcizet. Elle a fait l’objet d’une pleine page de l’édition tarnaise de La Dépêche du Midi (le journal de la dynastie maçonnique des Baylet), comportant un état des lieux de la franc-maçonnerie dans le Tarn et surtout un entretien avec Guy Arcizet titré avec un extrait de son propos : « La maçonnerie, c’est une quête de soi et des autres ».
En soi cet entretien bien terne n’apporte strictement aucun élément nouveau pour la connaissance du phénomène maçonnique. Mais il a pour intérêt d’être comme un échantillon de la propagande maçonnique façon Grand Orient, avec son séculaire rabâchage d’idéologie laïcarde (à rebours de l’authentique laïcité) et surtout quelques affirmations historiquement très contestables voire relevant de la désinformation. Abordons-le donc.

- À la question sur la date de naissance de la franc-maçonnerie, le Grand Maître Arcizet répond : « En juin 1717, des religieux protestants se sont réunis dans une taverne de Londres, « L’oie et le grill », pour fonder l’institution. Mais elle existait très certainement avant. » La nécessaire brièveté d’un entretien n’excuse pas l’inexactitude.
La vérité c’est que la franc-maçonnerie est née et s’est développée en Grande-Bretagne au moins depuis le XIVe siècle à partir d’associations de libres métiers (« free-masons »), de bâtisseurs d’édifices religieux (cathédrale d’York) ayant pour finalité l’éducation morale, la formation professionnelle et l’entraide. Ce, dans un esprit très catholique comme en témoignent tous les textes fondateurs appelés Old charges (« anciens devoirs »), en grande partie écrits par des religieux enseignant notamment le suivi de la messe et l’importance des sacrements et le culte des saints patrons. On y trouvait l’énoncé des devoirs réciproques des maîtres, des compagnons et des apprentis, hiérarchie constituant millénairement la structure fondamentale des métiers d’artisans et bâtisseurs. Somme toute une institution très semblable à celle, en France, du compagnonnage imprégné de la ferveur religieuse du Moyen Âge constructeur des cathédrales.
Cette franc-maçonnerie, fondée sur le travail et l’organisation des métiers, fut plus tard désignée comme « opérative » (du latin opera : le travail). Elle avait tout simplement comme structure de fonctionnement les ateliers (encore appelés loges) où les apprentis apprenaient le métier et où les compagnons œuvraient sous la conduite des « passés maîtres », instruits aussi des secrets des métiers.
À partir de l’époque des guerres de religion, les ateliers accueillaient aussi de plus en plus des réunions discrètes, à l’abri des polices, de rencontre et de réflexion, religieuse, politique et sociale, en un mot de spéculation. Les ateliers abritèrent des cercles ainsi déconnectés des préoccupations et coutumes des chantiers et des métiers. Bien des loges n’en conservèrent que des rites et des mots déracinés de la réalité mais désormais utilisés à des fins de spéculations symbolistes dans une culture de secret initiatique. On ne s’occupait plus essentiellement dans ces ateliers d’activités de construction mais des « penseurs », hiérarchisés selon des grades aux appellations grandiloquentes et fantasmagoriques, s’avisaient de reconstruire le monde. Ainsi se développa, en rupture avec la traditionnelle franc-maçonnerie de travail, l’opérative, une franc-maçonnerie idéologique dite « spéculative ».
Les historiens de la maçonnerie ne savent pas ce qu’il en fut exactement de la réunion du 24 juin 1717 à la saint Jean d’été, à l’auberge « L’oie et le grill » (nom aujourd’hui du restaurant du Grand orient). Mais toujours est-il qu’elle a signifié le divorce entre les deux maçonneries. L’ancien Grand Maître émet donc une contre-vérité flagrante en assénant que l’institution maçonnique fut fondée en cette occasion. Ce qui fut créé alors, ce jour-là ou un autre, ce fut la Grand Loge de Londres.
Le Grand Maître Arcizet est un peu plus calamiteux en émettant benoitement comme si c’était une hypothèse personnelle que la franc-maçonnerie existait certainement avant. Par ailleurs il affirme que ce sont des « religieux protestants » (sic !) qui se sont réunis à L’oie et le grill. Outre qu’on ne trouve dans aucun document la liste exhaustive des participants, il est peu probable qu’ils étaient tous des « religieux protestants ». Et d’ailleurs qu’entend-il par-là ? Ce qui est sûr, c’est que six ans plus tard fut publié à Londres le « Livre des constitutions » attribuées à Anderson, texte fondamental de la franc-maçonnerie moderne. James Anderson était en effet un pasteur de l’Église presbytérienne d’Écosse mais « les constitutions » qui portent son nom furent probablement une œuvre collective dont le rédacteur principal fut John Desaguliers, fils d’un pasteur protestant de La Rochelle et lui-même devenu pasteur et chapelain dans l’Église anglicane.
Ces constitutions n’étaient plus catholiques comme les « Old charges » mais d’affirmation déiste. Et cette franc-maçonnerie moderne, spéculative, idéologiquement constructiviste, ne recevait plus des travailleurs mais des bourgeois et des aristocrates n’ayant plus de pouvoirs réels dans la monarchie parlementaire mais avides de s’affubler de titres souvent grandiloquents voir plus extravagants les uns que les autres (« Prince des Serpents d’Airains », « Grand Inquisiteur Commandeur », « Sublime Prince du Royal Secret »,…).
Transportée en France, la franc-maçonnerie spéculative fit naître en 1738 la Grande Loge de France puis en 1773 le Grand Orient de France avec comme Grand Maître Louis-Philippe, duc de Chartres, qui deviendra duc d’Orléans et prendra sous la Révolution le nom de Philippe-Égalité, votant ignoblement à la Convention, le 18 janvier 1793, la condamnation à mort du roi Louis XVI, son cousin. Ce qui ne lui épargna pas d’être lui-même guillotiné le 6 novembre suivant. En 1877, le convent du Grand Orient décida de supprimer l’obligation pour les loges de travailler « à la gloire du Grand Architecte De L’Univers ». Rupture donc avec le déisme officiel de la maçonnerie, et engagement toujours plus fort du Grand Orient dans la politique. C’est la Troisième République maçonnique et radicale.

- Le Grand Maître Arcizet déclare : « On est passé à une maçonnerie beaucoup plus politique, surtout en France. Fin XIXe siècle il n’y avait pas de parti politique. Un certain nombre d’hommes sont venus dans les loges pour construire la république ».La vérité c’est qu’il y avait en France à la fin du XIXe siècle nombre d’organisations politiques socialistes, radicales, anarchistes, bonapartistes, conservatrices, monarchistes… Et par exemple un Jaurès n’éprouva pas besoin d’entrer en maçonnerie à l’égard de laquelle il n’exprima qu’une certaine ironie (voir notre livre « Jaurès, le mythe et la réalité »).
La vérité c’est que les hommes venus dans les loges s’affairèrent à construire non pas « la république » mais une République maçonnique ! Une république violemment anticatholique de persécution du clergé et des fidèles (expulsion des congrégations, confiscations des biens religieux, fermetures des collèges…).
Le Grand Maître dit que cela a donné « les lois sur l’abolition de l’esclavage, toutes les lois sur la protection maternelle et infantile ». Toutes ? Bien sûr que non ! Car comme le reconnaissait le radical Édouard Herriot lui-même (il n’était pas maçon), de la Restauration jusqu’aux années 1930, les plus actifs défenseurs de la condition ouvrière et promoteurs de bien des principales mesures ou lois sociales, avant celles du Front populaire, furent les chrétiens sociaux (Villermé, Villeneuve-Bargemont, Montalembert, Léon Harmel, Benoit d’Azy, Lerolle, Albert de Mun, Armand de Melun, La Tour du Pin, etc.).

- Le Grand Maître dit encore : « Puis est venu le séisme de la Seconde Guerre mondiale. Il y avait 39 000 maçons en 1940. Persécutés, ils ont disparus des loges et en 1945, 2 000 à 3 000 frères seulement sont revenus. Il a fallu tout remonter ».
Ça, c’est encore une superbe façon de travestir l’histoire et de manipuler les chiffres et les mots. Certains, à cette lecture trop rapide d’une expression ambiguë, pourraient peut-être croire que sur les 39 000 maçons de 1939, seulement 2 à 3 000 sont revenus des camps. Non, nuance de taille : c’est le chiffre imprécis de ceux qui selon Arcizet auraient repris leurs activités maçonniques. Car la vérité c’est que, comme on peut le lire dans la très maçonnique Encyclopédie de la franc-maçonnerie, la part prise dans la Résistance par les réseaux maçonniques n’a pas été absolument négligeable mais tout de même assez peu importante. Et s’il y eut près d’un millier de « frères » déportés et cinq cent quarante fusillés, ce fut parce que résistants, nullement parce que maçons !
La vérité c’est que la majorité des frères, tout comme la majorité des Français, ne s’engagèrent pas. La vérité c’est aussi qu’il en eut une petite minorité dans la collaboration comme dans la résistance. Otto Abetz, l’ambassadeur en France d’Hitler, ancien franc-maçon, veillait avec Pierre Laval et Marcel Déat, « amis de la maçonnerie », qui détestaient les anti-maçons de Vichy, à ce que les maçons ne soient pas réprouvés en tant que tels. Et d’ailleurs le franc-maçon Peyrouton, gendre de Malvy, emprisonné pendant la Grande Guerre pour ses activités pacifistes dénoncées par Clémenceau, n’avait-il pas été nommé ministre de l’Intérieur ?
Monsieur Arcizet ignore peut-être que dans le Tarn, en 1945, au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe où on détenait des prisonniers suspects d’avoir été des collaborateurs, il y avait nombre de militants de Marcel Déat et parmi eux suffisamment de francs-maçons pour créer une loge dite « sauvage », intitulée « Les orphelins de la Veuve ».
Tout comme le Parti communiste qui, d’ailleurs, la combattait férocement, la franc-maçonnerie a eu par trop tendance à se parer des vertus de la Résistance. Certes pas à la hauteur du parti lénino-stalinien qui persista longtemps à se proclamer « le parti des 75 000 fusillés », chiffre bidon, finalement ramené dans le journal Le Monde à moins de 4 000, déjà terrible, bien sûr.

- Le Grand Maître Arcizet égrène ensuite les lieux communs de la logomachie du Grand Orient. Sur « l’idée laïque qui, selon lui, serait née au XVIe siècle » alors que la laïcité authentique est le fait de la parole décisive de Jésus-Christ : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu, ce qui appartient à Dieu ». Par extension, César est d’abord devenu un titre puis a signifié l’État. Or, cet État, quand il est sous le contrôle de la maçonnerie et notamment du Grand Orient comme celui de la IIIe République radicale ou encore celui du Mexique révolutionnaire ou celui des dirigeants Jeunes-Turcs, tous maçons organisateurs du génocide arménien, tend à s’approprier non seulement tout ce qui appartient à Dieu, confisquant les biens de l’Église, mais ce qui relève de la liberté et du droit des familles : l’éducation des enfants.
Le Grand Maître écrit de la laïcité : « C’est une idée révolutionnaire. On peut accueillir l’autre avec un regard désintéressé. L’émancipation c’est le fil conducteur. Aujourd’hui on continue à se poser la question de l’émancipation et de l’idée laïque qui reste un combat. Ce combat c’est celui de la liberté absolue de penser ». N’est-ce pas un peu du charabia ? Mais qu’entend-on au Grand Orient par « émancipation » ?
L’embêtant, c’est que, pour le Grand Orient, la liberté de penser c’est celle de penser comme l’on y pense. L’embêtant, c’est qu’avec la plupart des autres obédiences maçonniques, le Grand Orient a approuvé et même inspiré sans cesse le développement du carcan des lois de police de la pensée soi-disant antiracistes, et ce avec d’odieux amalgames.
Alors, prenant le Grand Maître au mot, revendiquons la liberté de penser, après de longues études historiques, lectures et réflexions, que la puissance trop peu visible de la franc-maçonnerie est contraire au bon fonctionnement de la démocratie. En effet, les loges et fraternelles et autres groupements et cercles de « frangins » qui en procèdent, ne constituent-ils pas à l’évidence des lieux de connivence et souvent de véritables hiérarchies parallèles, c’est-à-dire des « pouvoirs non assortis de responsabilités ».
Et quand certains osent assimiler la critique de l’opposition à la franc-maçonnerie qualifiée de maçonnophobie et à l’amalgamer avec de l’antisémitisme, ne se livrent-ils pas à une ignoble désinformation ?

- À la dernière question du très gentil journaliste de La Dépêche du Midi « Que vous a apporté la franc-maçonnerie ? », l’ancien Grand Maître répond : « J’ai osé penser différemment à partir du moment où j’ai été franc-maçon. La maçonnerie, c’est d’abord une quête de soi-même et des autres, c’est se poser des questions sans être sûr des réponses. C’est aussi la transmission, la spiritualité et la transcendance dans un idéal laïque ».
Penser différemment ? Très bien ! Mais à lire ses réponses toujours dans le même « blabla grand-orienté », on a plutôt l’impression d’un grand conformisme. Les dernières phrases enfin sont de celles que l’on trouve sans originalité à peu près dans toutes les revues de propagande du Grand Orient.
On aurait préféré que le Grand Maître soit questionné sur ce qu’il entend par « spiritualité et transcendance dans un idéal laïque ». Spiritualité, sans la connaissance que nous sommes à la fois corps et esprit et âme ? Étrange ! Transcendance sans la réflexion rationnelle que pour tout ce qui existe il faut bien qu’il y ait eu un principe créateur ? Finalement, transcendance sans Dieu ?
À l’image de ses temples sans ouverture, que ce soit dans les expériences de l’égrégore ou de l’entéléchie, l’interrogation maçonnique dans toutes les obédiences ne nous parait être que dans l’introspection. Il y a, nous semble-t-il, plus de fermeture que d’ouverture, plus de ténèbres terrestres que de lumières du ciel dans le symbolisme et l’occultisme maçonniques. Les propos de l’ancien Grand Maître ne nous ont pas effacé cette impression.
Dernier point encore : La Dépêche du Midi nous donne les chiffres de quarante-et-une loges dans le Tarn réparties dans sept obédiences avec un effectif total « entre 1 200 à 1 500 maçons et maçonnes ». Ce n’est pas négligeable mais en cohérence avec l’effectif national de toutes les obédiences, de l’ordre de 150 000. Mais l’influence de la maçonnerie ne passe pas que par les loges. Même si les « fraternelles » interobédientielles dans les administrations et professions qui étaient les lieux de l’affairisme maçonnique à l’origine des principaux scandales de la Ve République ont été officiellement supprimées, en fait elles se sont maintenues sous d’autres noms. La Dépêche donne encore le montant moyen de l’adhésion à l’année : 300 euros. C’est plus cher que les cotisations des partis politiques.