L’expression « l’Orient
compliqué » chère à Jacques Bainville vaut toujours quand on s’efforce de
comprendre les événements des Balkans, du Proche-Orient et du Moyen-Orient.
Ailleurs aussi les
choses de la politique sont compliquées mais ce qui les rend certainement plus
compliquées dans cette zone de la planète, c’est la multiplicité des facteurs,
le fantastique enchevêtrement des paramètres politiques et géopolitiques,
ethniques, religieux, idéologiques.
J’observe combien non
seulement ceux que je considère comme frères de foi et proches politiquement, mais
même de bons commentateurs amis se laissent trop aller à des interprétations
que l’on peut qualifier, comme vous voudrez, de sommaires, de binaires, de
manichéennes.
Cela est à vrai dire
normal, compréhensible. En chacun d’entre nous est le désir de savoir et
désigner clairement qui est « le gentil » et qui est « le
méchant ». Pour ce qui est du « méchant », bien évidemment, tout
le monde s’accorde sur le fait qu’assurément l’État islamique, al-Qaïda et plus
généralement les organisations de l’islam sunnite jihadiste constituent une
immense abomination terroriste, tortionnaire, sanguinaire.
Aussi, non sans raisons,
la plupart de nos amis manifestent-t-ils spontanément de la sympathie et
souhait de victoire de l’armée de Bachar el Assad. Nul doute en effet que si
cette dernière avait été vaincue, balayée, cela se serait traduit par un
immense massacre exterminateur des minorités constitutives du socle sur lequel
tient le régime : en premier les alaouites, ensuite les chrétiens, et les
factions des Kurdes certes indépendantistes mais préférant malgré tout la
soumission au régime à la férocité de l’État islamique.
Les choses sont plus
compliquées avec les Druzes qui, comme chacun sait, constituent un « peuple-secte »
avec des populations principalement en Syrie, en Israël et au Liban. Or justement,
comme l’a rapporté Sophie Akl-Chedid dans Présent, d’une part le chef druze
libanais Walid Joumblatt a manifesté son inquiétude sur un accroissement de la
pression syrienne sur le Liban, de l’autre, c’est Bachar el Assad en personne
qui, dans un entretien au quotidien libanais Al Watan, a clairement signifié
(bien à la manière de la continuité des Assad père et fils) qu’il ne saurait
tolérer une distanciation des liens entre Damas et Beyrouth.
Voici donc qu’à peine
vainqueur à Alep, le régime syrien se préoccupe à l’évidence de renforcer sa
main mise sur le Liban d’où sont venus sans cesse à sa rescousse les
combattants du Hezbollah chiite.
Certes le général Aoun,
après avoir jadis, il y a plus d’un quart de siècle, combattu l’occupation
syrienne du Liban, en est-il devenu un allié, même après l’évacuation militaire
en 2005 (mais pas politique et pas celle des services secrets !).
Mais maintenant que ce
général « chrétien » intriguant et arriviste a enfin réalisé son rêve
d’être président de la République, après un accord avec les chefs sunnites et
autres dirigeants chrétiens non inféodés à Damas, voilà qu’il pourrait bien
avoir des velléités de se libérer de la trop forte emprise du Hezbollah, donc
de la Syrie et de l’Iran.
Or on sait ce qu’ont
toujours fait les Assad des dirigeants libanais indépendantistes, chrétiens ou
musulmans : de Béchir Gemayel au père Hariri, ils les font assassiner. Aussi,
ceux qui aujourd’hui ont tendance à idéaliser le régime syrien puisqu’il est
opposé à « l’islamisme » pèchent-ils beaucoup par ignorance et naïveté.
Je le dis, sans aucune
sévérité pour eux. Encore une fois, les choses ne sont pas si simples et je les
comprends. Mais je suis de ceux qui sont quelquefois allés au Liban occupé. La mainmise
syrienne était abominable, sanguinaire, tortionnaire. Et je me souviens de ma
visite des « prisons » de Tripoli après l’évacuation…
Depuis, parce qu’il faut
bien choisir le moindre mal, ou le moindre pire, j’ai bien sûr préféré que la
Syrie ne tombe pas aux mains des islamistes et donc préféré la victoire des
forces de Bachar el Assad et de ses puissants alliés et protecteurs russes et
iraniens. Mais cela ne doit pas signifier un retour d’occupation du Liban par
la Syrie via l’islamisme Hezbollah. Car l’islamisme chiite n’est pas moins
détestable que l’islamisme sunnite.
L’Arabie Saoudite, c’est
certes une horreur mais l’Iran, c’est toujours une abomination totalitaire. Un
retour en force de la domination syro-iranienne signifierait la fin de l’indépendance
du Liban et la réduction en dhimmitude des chrétiens dans le seul pays du monde
arabo-musulman où elle n’a pu être imposée au long des siècles. Ce serait une
catastrophe géopolitique et humaine. Aujourd’hui comme hier, notre patriotisme français et notre doctrine de chrétienté
légitiment le slogan « Syrie, hors du Liban ! ».