On ne peut évidemment
aujourd’hui que souhaiter l’arrêt définitif en Ukraine d’une guerre opposant
deux entités de populations partageant tout de même plusieurs traits de leurs
respectives identités et qui sont à moyen terme menacées par les mêmes dangers.
Il n’est certes pas nécessaire de savoir tous les
grands aspects de l’histoire de la Russie ni tous ceux de l’histoire de
l’Ukraine et des autres nations de la Baltique à la Mer noire pour comprendre
le conflit. Néanmoins un minimum de connaissances est indispensable pour éviter
des considérations inexactes souvent simplistes et manichéennes.
Le nom même d’Ukraine qui
ne remonte pas très loin situe d’emblée géopolitiquement le pays. Il signifie
« pays frontière » ou encore « confins » tout comme la
région appelée de même en Croatie, la Krajina. Sans remonter à la plus haute
antiquité les territoires bordant la Mer noire furent, sur fond de population
indo-européenne, d’anciens Slaves et de Goths, le réceptacle d’invasions de
peuples turcophones ou finno-ougriens.
Cependant des tribus
slaves se développaient sur tout le reste du territoire actuel sur lequel
allaient aussi s’installer les commerçants varègues (vikings) qui les fédérèrent
et bâtirent avec eux la ville qui est demeurée la capitale du pays jusqu’à nos
jours, Kiev. Elle fut conquise sur les Khazars qui l’occupaient par le Viking
Oleh le Sage, fondateur d’un « État des rameurs », en viking
« Rodslagen » qui devint « Rus’ » en langue slave. De ce
nom proviennent ceux de Ruthènes, de Russins, de Russes.
La « Rus’ » fut
convertie au christianisme au Xe siècle par saint Cyrille, marquant
définitivement l’empreinte de Constantinople sur ces terres alors que le Grand
Schisme entre catholiques et orthodoxes ne se produirait qu’au siècle suivant.
La « Rus’ »
avec Volodymyr le Grand et Iaroslav le Sage fut alors gouvernée par deux grands
rois avant d’être déchirée par des conflits féodaux et puis envahie au XIIIe
siècle par les Coumans puis les Tatars et les Mongols qui mirent Kiev à sac en
1240. C’est en 1147 qu’était née la ville de Moscou et c’est en 1276 que fut
créée la principauté de même nom ou Moscovie sur laquelle s’abattirent
également les Mongols et Tatars.
La reconquête fut menée
par les grands princes de Moscou et achevée dans la deuxième moitié du XVIe
siècle par Ivan IV le Terrible qui prit alors le titre de « Tsar »
alors que la Moscovie était devenue Russie. Cependant Kiev et la Rus’
occidentale étaient sous la souveraineté de la grande Lituanie gouvernée par la
dynastie des Jagellon régnant également sur la Pologne. Ce fut à cette époque
que l’union de l’Église de la Rus’ de Kiev avec Rome donna naissance à l’Église
grecque-catholique ukrainienne qui fait partie de l’ensemble que l’on appelle
les Uniates. Les catholiques sont aujourd’hui plus de quatre millions en
Ukraine alors que les orthodoxes sont très divisés entre une majorité relative
dépendant du Patriarcat de Kiev, d’autres un peu moins, du Patriarcat de Moscou
et d’autres encore des deux différentes églises autocéphales
À partir du XVe
siècle étaient nés les Cosaques, c’est-à-dire des paysans ruthènes refusant la
servitude, organisés militairement et se transformant peu à peu en véritable
peuple. Les Cosaques se battirent pour les Polonais contre les Tatars puis
contre les Turcs ottomans auxquels obéissaient ces derniers. Ils se dressèrent
ensuite contre les Polonais avec l’appui des Tatars de Crimée et des Russes de
Moscou.
À la fin du XVIe
siècle leur soulèvement entraîna la création d’un territoire cosaque autonome
appelé Ukraine. Le territoire appelé « Ukraine de la rive gauche »
fut ensuite intégré à la Russie en tant qu’Hetmanat cosaque (principauté)
reconnu par le Traité de Pereïslav en 1654. La Russie ne tarda pas à remettre
en cause leur autonomie si bien que l’hetman Ivan Mazepa proclama
l’indépendance de « l’Ukraine de la rive gauche » immédiatement
reconnue par le roi de Suède Charles XII.
Mais l’armée russe du
tsar Pierre Ier mit fin alors à cette première indépendance
ukrainienne en écrasant avec une énorme supériorité d’effectif la petite armée
cosaque appuyée par quelques renforts suédois. Devenus vassaux de la Russie,
les Cosaques perdirent complètement leur autonomie en 1793 par décision de la
« Grande Catherine ». Auparavant, en 1772, lors du partage de la
Pologne entre l’empire russe et l’empire autrichien, l’Ukraine de l’Ouest, la
Galicie, était passée sous le contrôle des Habsbourg alors que le sud du pays
était sous la domination des Tatars de Crimée et de l’empire ottoman. L’Ukraine
sous domination russe avait vu la suppression de ses 870 écoles fonctionnant en
1740. Il n’en demeurait plus une seule en 1800. De même l’Académie de Kiev,
fondée en 1631, était transformée en 1819 en une institution purement
théologique. On le voit, si l’Ukraine et la Russie formaient une seule nation,
c’était comme celle formée par l’Angleterre et l’Irlande...
Mais quoique dominée et
éclatée, la conscience nationale ukrainienne ne disparaissait pas. Elle était
maintenue, comme c’était le cas en Pologne, par un fort attachement à une
identité culturelle originale, celle à laquelle « il faut tenir comme à
la prunelle de ses yeux » selon l’expression de Jean-Paul II. Des
écrivains et intellectuels tel Tarass Chevtchenko s’efforçaient de la conserver
et de l’illustrer alors que le tsarisme poursuivait son entreprise générale de
russification et allait maintenant jusqu’à proscrire l’utilisation et l’étude
de la langue ukrainienne ; ce que ne faisait pas l’empire autrichien qui
jamais ne remettait en cause les identités culturelles des peuples qu’il
fédérait.
La première guerre
mondiale eut pour effet la destruction des empires et en premier celui de la
Russie abattu par la Révolution. Les Ukrainiens proclamèrent leur indépendance
dès le 17 mars 1917. Elle fut de courte durée. Alors que la France et la
Grande-Bretagne l’avait reconnu le 22 janvier 1918, après tous les
affrontements de la guerre civile l’Ukraine se trouva à nouveau dépecée :
d’un côté le territoire jadis dominé par les Russes rattaché à l’U.R.S.S. avec
Kiev comme capitale, de l’autre la partie ex-autrichienne avec Lviv donnée à la
Pologne en 1921. D’autres petites régions ou fractions du peuple ukrainien se
retrouvèrent en Tchécoslovaquie ou en Roumanie.
L’Ukraine entrait alors
dans ce qui a été probablement à ce jour la période la plus atroce de son
histoire. En 1920, après ces aléas antérieurs, l’Armée rouge l’occupa pour la
troisième fois et se livra à l’anéantissement systématique de toutes les forces
anti-soviétiques. Cela entraîna en 1922 une première terrible famine due à
l’aberrante politique des réquisitions décidées par Lénine. Elle ne toucha pas
que l’Ukraine mais c’est ce pays qui fut le plus touché. Parallèlement une
politique d’élimination systématique continuait dans toute l’Ukraine contre les
Cosaques et contre les classes possédantes et déjà contre les koulaks, les
paysans les moins pauvres. Ce n’était pourtant que minime par rapport à
l’immense génocide dû à la famine organisée de 1933 que les ukrainiens
appellent « Holodomor ». On peut lire dans le chapitre La grande
famine qui lui est consacré dans le Livre noir du communisme que
selon des sources « aujourd’hui incontestables elle fit plus de six
millions de victimes ». C’est alors que se produisit un développement
considérable du cannibalisme. On peut lire à la page 195 de l’édition dans la
Collection Bouquins les descriptions des supplices atroces réservés aux
kolkhoziens suspects de n’avoir pas donné tout ce qui leur restait de blé.
En 1937-1938 vint l’ère
des Grandes Purges par lesquelles on élimina des centaines de milliers de
soviétiques de toutes nationalités mais particulièrement encore des milliers
d’Ukrainiens. On trouve dans livre de Robert
Conquest Sanglante Moissons (R. Laffont, Coll. Bouquins, p.330) qu’à
cette époque près de 20 % de la population de l’Ukraine avait péri (et environ
un quart de sa paysannerie). On comprend que ne sachant rien de la réalité du
nazisme sur laquelle ils ne pouvaient se fier à la propagande mensongère
stalinienne, surtout après les revirements d’alliance entre Hitler et Staline,
nombre d’Ukrainiens mirent leur espoir dans l’Allemagne lorsque son armée
envahit l’U.R.S.S. en 1941. Beaucoup de ceux-là qui n’étaient pas morts dans
les affrontements de la guerre furent ensuite envoyés vers les goulags dont la
plupart ne revinrent pas. Staline entreprit alors de combler très partiellement
les immenses vides de l’extermination par le renforcement des prosoviétiques.
C’est avec Khrouchtchev que l’Ukraine survivante commença à respirer
un peu. Ce dernier transféra d’ailleurs la Crimée, terre historiquement russe,
à l’Ukraine. Dans la relative période de libéralisation que connaissait enfin
ce pays, des courants autonomistes se manifestèrent parmi les communistes
ukrainiens et différentes personnalités. Ce fut à nouveau pour beaucoup la
destination goulag.
On connaît la suite mais
il est bon de la rappeler brièvement. Dans le contexte de la chute du régime
soviétique, le parlement ukrainien élu en 1990 adopta le 16 juillet la
Déclaration sur la souveraineté politique de l’Ukraine. À la suite de quoi
l’indépendance fut proclamée le 24 août 1991 et confirmée le 1er
décembre avec le vote tout à fait libre de 90,5 % des électeurs.
La suite de l’histoire,
tout près de nous, donne naturellement matière à débats et désaccords. Certains
mettront en avant l’idée qu’en faisant pression sur le gouvernement ukrainien
pour le dissuader de conclure un accord d’association avec l’Union européenne,
notamment en revoyant les prix du gaz, Vladimir Poutine n’aurait fait que
pousser davantage l’Ukraine dans les bras de l’Europe de Bruxelles. D’autres,
comme nous, ne manqueront pas de constater les erreurs tragiques des politiques
américaines et européennes et même leur affligeante stupidité telle que celle
de suppression de visas, insultes inutiles.
Cela ne remet pas en
cause le fait que le peuple ukrainien, quoique souvent éclaté dans son
histoire, a développé au long des siècles une identité et une conscience
nationale cimentées par des exterminations parmi les plus monstrueuses en
proportion et en horreur que les régimes jeunes-turcs, communistes et nazi ont
infligé aux peuples que l’on sait. On ne saurait comprendre que la volonté
d’autonomie ou d’indépendance respectable en soi si elle s’exprime
démocratiquement, par exemple comme en Catalogne espagnole, s’appuie sur
l’exaltation d’un abominable passé soviétique et la glorification de Lénine et
Staline responsables avec Hitler des plus grandes hécatombes de l’histoire
européenne.
On ne saurait reprocher à
Vladimir Poutine d’où il vient. On n’aimerait pas que d’une certaine manière il
y retourne.