mardi 17 février 2015

QUELQUES CONSIDÉRATIONS D’ÉCLAIRAGE HISTORIQUE SUR LA SITUATION EN UKRAINE


On ne peut évidemment aujourd’hui que souhaiter l’arrêt définitif en Ukraine d’une guerre opposant deux entités de populations partageant tout de même plusieurs traits de leurs respectives identités et qui sont à moyen terme menacées par les mêmes dangers.
Il n’est certes pas nécessaire de savoir tous les grands aspects de l’histoire de la Russie ni tous ceux de l’histoire de l’Ukraine et des autres nations de la Baltique à la Mer noire pour comprendre le conflit. Néanmoins un minimum de connaissances est indispensable pour éviter des considérations inexactes souvent simplistes et manichéennes.
Le nom même d’Ukraine qui ne remonte pas très loin situe d’emblée géopolitiquement le pays. Il signifie « pays frontière » ou encore « confins » tout comme la région appelée de même en Croatie, la Krajina. Sans remonter à la plus haute antiquité les territoires bordant la Mer noire furent, sur fond de population indo-européenne, d’anciens Slaves et de Goths, le réceptacle d’invasions de peuples turcophones ou finno-ougriens.
Cependant des tribus slaves se développaient sur tout le reste du territoire actuel sur lequel allaient aussi s’installer les commerçants varègues (vikings) qui les fédérèrent et bâtirent avec eux la ville qui est demeurée la capitale du pays jusqu’à nos jours, Kiev. Elle fut conquise sur les Khazars qui l’occupaient par le Viking Oleh le Sage, fondateur d’un « État des rameurs », en viking « Rodslagen » qui devint « Rus’ » en langue slave. De ce nom proviennent ceux de Ruthènes, de Russins, de Russes.
La « Rus’ » fut convertie au christianisme au Xe siècle par saint Cyrille, marquant définitivement l’empreinte de Constantinople sur ces terres alors que le Grand Schisme entre catholiques et orthodoxes ne se produirait qu’au siècle suivant.
La « Rus’ » avec Volodymyr le Grand et Iaroslav le Sage fut alors gouvernée par deux grands rois avant d’être déchirée par des conflits féodaux et puis envahie au XIIIe siècle par les Coumans puis les Tatars et les Mongols qui mirent Kiev à sac en 1240. C’est en 1147 qu’était née la ville de Moscou et c’est en 1276 que fut créée la principauté de même nom ou Moscovie sur laquelle s’abattirent également les Mongols et Tatars.
La reconquête fut menée par les grands princes de Moscou et achevée dans la deuxième moitié du XVIe siècle par Ivan IV le Terrible qui prit alors le titre de « Tsar » alors que la Moscovie était devenue Russie. Cependant Kiev et la Rus’ occidentale étaient sous la souveraineté de la grande Lituanie gouvernée par la dynastie des Jagellon régnant également sur la Pologne. Ce fut à cette époque que l’union de l’Église de la Rus’ de Kiev avec Rome donna naissance à l’Église grecque-catholique ukrainienne qui fait partie de l’ensemble que l’on appelle les Uniates. Les catholiques sont aujourd’hui plus de quatre millions en Ukraine alors que les orthodoxes sont très divisés entre une majorité relative dépendant du Patriarcat de Kiev, d’autres un peu moins, du Patriarcat de Moscou et d’autres encore des deux différentes églises autocéphales
À partir du XVe siècle étaient nés les Cosaques, c’est-à-dire des paysans ruthènes refusant la servitude, organisés militairement et se transformant peu à peu en véritable peuple. Les Cosaques se battirent pour les Polonais contre les Tatars puis contre les Turcs ottomans auxquels obéissaient ces derniers. Ils se dressèrent ensuite contre les Polonais avec l’appui des Tatars de Crimée et des Russes de Moscou.
À la fin du XVIe siècle leur soulèvement entraîna la création d’un territoire cosaque autonome appelé Ukraine. Le territoire appelé « Ukraine de la rive gauche » fut ensuite intégré à la Russie en tant qu’Hetmanat cosaque (principauté) reconnu par le Traité de Pereïslav en 1654. La Russie ne tarda pas à remettre en cause leur autonomie si bien que l’hetman Ivan Mazepa proclama l’indépendance de « l’Ukraine de la rive gauche » immédiatement reconnue par le roi de Suède Charles XII.
Mais l’armée russe du tsar Pierre Ier mit fin alors à cette première indépendance ukrainienne en écrasant avec une énorme supériorité d’effectif la petite armée cosaque appuyée par quelques renforts suédois. Devenus vassaux de la Russie, les Cosaques perdirent complètement leur autonomie en 1793 par décision de la « Grande Catherine ». Auparavant, en 1772, lors du partage de la Pologne entre l’empire russe et l’empire autrichien, l’Ukraine de l’Ouest, la Galicie, était passée sous le contrôle des Habsbourg alors que le sud du pays était sous la domination des Tatars de Crimée et de l’empire ottoman. L’Ukraine sous domination russe avait vu la suppression de ses 870 écoles fonctionnant en 1740. Il n’en demeurait plus une seule en 1800. De même l’Académie de Kiev, fondée en 1631, était transformée en 1819 en une institution purement théologique. On le voit, si l’Ukraine et la Russie formaient une seule nation, c’était comme celle formée par l’Angleterre et l’Irlande...
Mais quoique dominée et éclatée, la conscience nationale ukrainienne ne disparaissait pas. Elle était maintenue, comme c’était le cas en Pologne, par un fort attachement à une identité culturelle originale, celle à laquelle « il faut tenir comme à la prunelle de ses yeux » selon l’expression de Jean-Paul II. Des écrivains et intellectuels tel Tarass Chevtchenko s’efforçaient de la conserver et de l’illustrer alors que le tsarisme poursuivait son entreprise générale de russification et allait maintenant jusqu’à proscrire l’utilisation et l’étude de la langue ukrainienne ; ce que ne faisait pas l’empire autrichien qui jamais ne remettait en cause les identités culturelles des peuples qu’il fédérait.
La première guerre mondiale eut pour effet la destruction des empires et en premier celui de la Russie abattu par la Révolution. Les Ukrainiens proclamèrent leur indépendance dès le 17 mars 1917. Elle fut de courte durée. Alors que la France et la Grande-Bretagne l’avait reconnu le 22 janvier 1918, après tous les affrontements de la guerre civile l’Ukraine se trouva à nouveau dépecée : d’un côté le territoire jadis dominé par les Russes rattaché à l’U.R.S.S. avec Kiev comme capitale, de l’autre la partie ex-autrichienne avec Lviv donnée à la Pologne en 1921. D’autres petites régions ou fractions du peuple ukrainien se retrouvèrent en Tchécoslovaquie ou en Roumanie.
L’Ukraine entrait alors dans ce qui a été probablement à ce jour la période la plus atroce de son histoire. En 1920, après ces aléas antérieurs, l’Armée rouge l’occupa pour la troisième fois et se livra à l’anéantissement systématique de toutes les forces anti-soviétiques. Cela entraîna en 1922 une première terrible famine due à l’aberrante politique des réquisitions décidées par Lénine. Elle ne toucha pas que l’Ukraine mais c’est ce pays qui fut le plus touché. Parallèlement une politique d’élimination systématique continuait dans toute l’Ukraine contre les Cosaques et contre les classes possédantes et déjà contre les koulaks, les paysans les moins pauvres. Ce n’était pourtant que minime par rapport à l’immense génocide dû à la famine organisée de 1933 que les ukrainiens appellent « Holodomor ». On peut lire dans le chapitre La grande famine qui lui est consacré dans le Livre noir du communisme que selon des sources « aujourd’hui incontestables elle fit plus de six millions de victimes ». C’est alors que se produisit un développement considérable du cannibalisme. On peut lire à la page 195 de l’édition dans la Collection Bouquins les descriptions des supplices atroces réservés aux kolkhoziens suspects de n’avoir pas donné tout ce qui leur restait de blé.
En 1937-1938 vint l’ère des Grandes Purges par lesquelles on élimina des centaines de milliers de soviétiques de toutes nationalités mais particulièrement encore des milliers d’Ukrainiens. On trouve dans livre de Robert Conquest Sanglante Moissons (R. Laffont, Coll. Bouquins, p.330) qu’à cette époque près de 20 % de la population de l’Ukraine avait péri (et environ un quart de sa paysannerie). On comprend que ne sachant rien de la réalité du nazisme sur laquelle ils ne pouvaient se fier à la propagande mensongère stalinienne, surtout après les revirements d’alliance entre Hitler et Staline, nombre d’Ukrainiens mirent leur espoir dans l’Allemagne lorsque son armée envahit l’U.R.S.S. en 1941. Beaucoup de ceux-là qui n’étaient pas morts dans les affrontements de la guerre furent ensuite envoyés vers les goulags dont la plupart ne revinrent pas. Staline entreprit alors de combler très partiellement les immenses vides de l’extermination par le renforcement des prosoviétiques.
C’est avec Khrouchtchev que l’Ukraine survivante commença à respirer un peu. Ce dernier transféra d’ailleurs la Crimée, terre historiquement russe, à l’Ukraine. Dans la relative période de libéralisation que connaissait enfin ce pays, des courants autonomistes se manifestèrent parmi les communistes ukrainiens et différentes personnalités. Ce fut à nouveau pour beaucoup la destination goulag.
On connaît la suite mais il est bon de la rappeler brièvement. Dans le contexte de la chute du régime soviétique, le parlement ukrainien élu en 1990 adopta le 16 juillet la Déclaration sur la souveraineté politique de l’Ukraine. À la suite de quoi l’indépendance fut proclamée le 24 août 1991 et confirmée le 1er décembre avec le vote tout à fait libre de 90,5 % des électeurs.
La suite de l’histoire, tout près de nous, donne naturellement matière à débats et désaccords. Certains mettront en avant l’idée qu’en faisant pression sur le gouvernement ukrainien pour le dissuader de conclure un accord d’association avec l’Union européenne, notamment en revoyant les prix du gaz, Vladimir Poutine n’aurait fait que pousser davantage l’Ukraine dans les bras de l’Europe de Bruxelles. D’autres, comme nous, ne manqueront pas de constater les erreurs tragiques des politiques américaines et européennes et même leur affligeante stupidité telle que celle de suppression de visas, insultes inutiles.
Cela ne remet pas en cause le fait que le peuple ukrainien, quoique souvent éclaté dans son histoire, a développé au long des siècles une identité et une conscience nationale cimentées par des exterminations parmi les plus monstrueuses en proportion et en horreur que les régimes jeunes-turcs, communistes et nazi ont infligé aux peuples que l’on sait. On ne saurait comprendre que la volonté d’autonomie ou d’indépendance respectable en soi si elle s’exprime démocratiquement, par exemple comme en Catalogne espagnole, s’appuie sur l’exaltation d’un abominable passé soviétique et la glorification de Lénine et Staline responsables avec Hitler des plus grandes hécatombes de l’histoire européenne.
On ne saurait reprocher à Vladimir Poutine d’où il vient. On n’aimerait pas que d’une certaine manière il y retourne.